Familia Grande de Camille Kouchner : les mécanismes de domination et le poids du secret derrière l’inceste

C’est un livre coup de poing qu’a révélé l’avocate Camille Kouchner le 7 janvier dernier. Avec la Familia Grande, roman de 208 pages paru aux éditions du Seuil, elle retrace pas à pas son enfance, partagée entre souvenirs joyeux et drames, jusqu’à l’inceste.

(© Seuil/Bénédicte Roscot)

Depuis ses 14 ans, Camille Kouchner porte le lourd secret de son frère jumeau, qu’elle nomme Victor afin de ne pas divulguer sa véritable identité. Celui-ci a été victime d’inceste perpétré par leur ancien beau-père, Olivier Duhamel, des années durant.

Un drame familial qui s’ajoute aux suicides de leurs deux grands-parents maternels, au divorce de leurs parents, à un père diplomate souvent absent, puis successivement au suicide de leur tante et au déclin de leur mère, pourtant si vive, dotée de tant d’esprit, raconte Kouchner.

Les deux enfants partagent le fardeau et décident de ne jamais rien dire, pour protéger ceux qu’ils aiment, et espérer aller de l’avant.

Mais toutes ces années, Camille Kouchner souffre. Elle souffre de voir son beau-père à proximité des siens, de le voir s’approcher de ses propres enfants et de potentiellement leur faire du mal à eux aussi. Elle sombre dans les remords. Son frère veut oublier.

Que peut-elle faire ? Victor, victime, agressé sexuellement, ne souhaite rien dire. Elle ne veut pas trahir sa confiance. Alors, elle encaisse. Elle sait tout, elle constate, mais ne dit rien. Et peu à peu, la culpabilité la ronge. Cette culpabilité, elle l’appelle « l’hydre ». Elle devient si omniprésente qu’elle finit par l’empêcher de vivre : Camille Kouchner développe une maladie chronique.

Il faut parler, dit-elle alors des décennies plus tard, épuisée, à son frère. Il accepte pour elle, pourtant certain que leur entourage ne les comprendra pas, qu’il ne les soutiendra pas. Ce fut le cas ces dix dernières années. Omerta totale. Toutefois, avec la Familia Grande, Camille Kouchner obtient enfin gain de cause. Le roman fait l’effet d’un tremblement de terre dans les médias et la littérature. Ses révélations secouent les consciences françaises, où l’inceste et plus largement la pédocriminalité sont encore tabous. Émerge notamment le #MetooInceste, où des victimes partagent par milliers des situations similaires à celle de Victor. Ils ne sont plus seuls. Mais le combat pour en arriver là n’a pas été simple…

Une enfance dans la gauche post-Mai 1968

Camille et Victor ont grandi au cœur des élites de la gauche des années 1970. Familia Grande est un roman, mais il a tout d’une autobiographie. Camille Kouchner décrit longuement leur schéma familial.

Leur mère Evelyne Pisier est une grande professeure et politologue française, proche d’éminents politiques comme Fidel Castro. Leur père, lui, n’est autre que le cofondateur de Médecins sans frontières et de Médecins du monde, plusieurs fois ministres, Bernard Kouchner. Leurs parents divorcent. Et parce que leur père n’est que très peu disponible, Olivier Duhamel, le nouveau partenaire de leur mère, s’installe comme une véritable figure paternelle, protectrice et souvent même, fédératrice.

Les deux enfants grandissent ainsi privilégiés, au cœur de Paris. On leur apprend à ne pas « porter de culotte », les adultes se promènent « nus » dans leur maison de vacances à Sanary et on les incite à faire leur première fois sexuelle le plus tôt possible. Émancipés au possible. Olivier Duhamel, le professeur reconnu de Sciences Po, les éveille à la politique, à développer un esprit critique. Ils lui font confiance. C’est un pilier de leur vie de famille. Camille Kouchner s’attache à le montrer.

Les enjeux de l’inceste

De cette confiance, il finit toutefois par en profiter. Durant plusieurs années, Camille Kouchner explique avoir été témoin d’actes incestueux commis par son beau-père, qu’elle préfère là-aussi ne pas explicitement nommer, sur son jumeau Victor.

Une domination s’installe : les jumeaux, âgés de 13-14 ans au moment des faits, pensent d’abord que la situation est normale, que le beau-père, a priori aimant, veut apprendre quelque chose à Victor.

Ils souhaitent aussi par-dessus tout préserver l’équilibre familial que ce dernier apporte à leur mère ainsi qu’à leurs amis, la Familia Grande. Et pour le préserver, ils estiment qu’il faut se taire. Passer à autre chose. Ils essaient. En vain.

Ici, la domination n’est pas qu’un rapport de force entre un enfant et un adulte. Elle est aussi définie par l’autorité qu’a Olivier Duhamel sur les deux jumeaux, à qui il confie fréquemment les considérer comme ses propres enfants. Pour eux, il est un parent. Une domination affective donc, mais aussi intellectuelle : Olivier Duhamel est savant, il est leur précepteur dans le cercle familial. Comment le dénoncer, comment s’opposer ? Il est omniscient.

Le récit de Camille Kouchner laisse croire qu’Olivier Duhamel était cependant parfaitement conscient de la domination qu’il exerçait sur eux : après le crime, commis sur plusieurs années, il se rendait notamment dans la chambre de Camille, comme pour la contraindre de ne rien dire, feignant renforcer son lien avec elle. Elle explique avoir peiné à le détester entièrement, fondamentalement.

Avec les années, ce crime commis sur un membre de sa famille devient le sien. L’amour qu’elle porte à son frère, puis celui qu’elle porte à son beau-père, la dévorent toute entière. Impuissante, elle met 20 ans à prendre la parole.

Inceste et pouvoir, intimement liés

Et quelle parole ! Quelle justesse aussi. Camille Kouchner révèle les mécanismes de domination derrière l’inceste subi par son frère, et les stratégies établies par sa puissante famille pour que jamais le secret ne s’ébruite. C’est un roman sur l’inceste donc, mais aussi sur le pouvoir. Sur la force du réseau d’Olivier Duhamel.

En peignant le portrait de sa Familia Grande, l’autrice dénonce « la gauche caviar », et la protection dont bénéficie son ancien beau-père de par son statut social et son entourage élitiste. Protégé, il ne s’inquiète pas vraiment lorsque Camille et son frère alertent tour à tour leur mère, leur tante, puis leurs proches.

Leur mère d’ailleurs, leur en veut. De n’avoir rien dit. D’avoir manqué de courage. Elle leur dit que maintenant c’est « trop tard » et prend position aux côtés de son mari, Olivier Duhamel. Jusqu’à sa mort, elle ne prendra pas la défense de son fils, victime.

Ce que Victor avait pressenti survient : personne ne nie les faits, pas même Olivier Duhamel, mais tout le monde garde le silence dans la Familia Grande. Son frère, désireux de tourner la page, savait que ce silence arrangerait. Mais dans un même temps, ce silence consume : leur famille se dissout jusqu’à imploser. Plus de Familia Grande.

Les jumeaux, pas responsables de leur silence

À 14 ans, Camille et son frère ne pouvaient entièrement réaliser l’ampleur des actes pédocriminels d’Olivier Duhamel. Ils étaient des enfants. Pour autant, lorsque l’affaire s’ébruite, 10 ans environ avant la sortie du roman, Camille est accablée de toutes parts. Tous se demandent pourquoi elle n’a rien dit, et affirment qu’il en allait de sa responsabilité. Mais ils ne réagissent pas, exception faite de leur tante. Comme si c’était de sa faute.

Ainsi, Camille Kouchner porte une double culpabilité : celle d’avoir vécu avec ce secret, et le reproche permanent des siens d’en avoir parlé « trop tard » et de leur nuire en rompant le silence. Elle est blâmée pour ces agressions, qu’elle n’a pourtant pas subies, et dont elle n’est pas l’auteur.

Si bien qu’elle décide, en 2020, d’écrire pour se libérer. Pour qu’elle aussi puisse tourner la page et se concentrer sur sa Familia Grande à elle, qu’elle construit avec son amant et ses enfants. Pour qu’enfin, ces crimes soit reconnus, que justice soit faite. Que sa conscience s’apaise. Que la parole se libère.

Familia Grande montre à quel point l’inceste, ici prescrit, bouleverse les rapports familiaux et accentue d’autant plus la domination récurrente lors de violences sexuelles. Il apparaît d’autant plus difficile de dénoncer quelqu’un de sa famille, d’en parler, et de comprendre, encore enfant, que cela est un crime.

Pour tout ce que cela implique, prendre la parole semble être un chemin particulièrement long et tortueux. Risqué aussi. Camille Kouchner le relate dans son roman. Un chemin encore inachevé par ailleurs, puisque médiatiquement, sa prise de parole menace encore de placer ce drame vieux de 30 ans, au centre de leurs quotidiens, à elle et sa fratrie. Pour le meilleur – une libération de la parole française sur l’inceste par exemple – et le pire – ressasser encore et encore leur passé.