Extension du domaine de la lutte aux… Seins de Camille Froidevaux-Metterie

On pensait avoir tout vu. Après tout, les seins des femmes surgissent assez fréquemment dans l’espace public pour qu’on ne soit pas surpris.es de leur existence. Deux masses de chair, ornées de deux aréoles terminées par deux tétons. Le souci c’est que les seins que nous voyons s’exposer dans les publicités, ou l’industrie du divertissement répondent souvent à des exigences de calibrage comme des fruits et des légumes sur l’étal du primeur. Trop petits ? on les grossit. Trop gros ? on les réduit. Asymétriques ? Quoi ça existe ? Comme des objets attachés à notre buste, la poitrine est le sujet de tous les regards, pas toujours bien intentionnés. Cette charge charnelle fait d’ailleurs office de sexuation et permet de nous différencier d’un rapide coup d’œil de nos homologues masculins. Du regard évaluateur à l’assignation à un genre, il n’y a qu’un pas à franchir et dès lors que nous sommes catégorisées comme appartenant au groupe femmes, les injonctions pleuvent sur nous. Et si cette machine patriarcale qui broie et écrase s’emballait à la puberté avec les premiers bourgeons de nos poitrines balbutiantes ?

Camille Froidevaux-Metterie fait paraître Seins en 2020, une enquête phénoménologique sur ces appendices, pas si accessoires, trop longtemps oubliés après avoir été largement brandis dans les années 70, symboles d’une libération du corps féminin qui menait alors sa bataille pour la procréation en briguant l’accès à l’avortement et à la contraception pour une meilleure maîtrise de ses droits reproductifs. Satellite par rapport à la sphère génitale, éloigné du binôme gagnant qui a l’attention de tous les comptes insta et tiktok ces dernières années, j’ai nommé le clitoris et la vulve, le sein peut pourtant prétendre à une place centrale dans notre sexualité et notre identité de sujet féminin. Pour prolonger cette « bataille de l’intime », engagée avec Un corps à soi en 2018, Camille Froidevaux-Metterie se lance dans une réhabilitation minutieuse de nos seins, s’inspirant du travail extraordinaire de Daphna Ayalah et Isaac J. Weinstock à la fin des années 70. Ces deux auteurices ont en effet sillonné les États-Unis et ont réalisé une série de portraits réunis dans l’ouvrage intitulé Breasts où images et récits de soi des femmes photographiées se mêlent. Dans le sillage de ces pionnièr.es, Camille Froidevaux-Metterie réactualise ce travail et continue de dire la variété des tailles, des formes, mais aussi des relations que nous entretenons avec cette partie de notre corps.

Des seins toujours sous domination

Malgré les victoires des luttes féministes passées, le corps féminin, s’il est entré comme sujet social revendiqué dans la sphère publique, reste encore trop souvent l’objet d’une appropriation par les corps associés au masculin. Assigné aux deux fonctions théorisées depuis Aristote, le corps féminin ne pourrait endosser que deux fonctions intimement liées : l’une sexuelle, l’autre maternelle. Qui n’a pas entendu cette phrase qui nous dérobe la propriété de nos seins au début de la puberté, ce « alors, ça pousse ! » dont on ne sait si c’est une question qu’on nous pose ou l’affirmation qu’on ne pourra plus longtemps cacher que nous entamons notre métamorphose après des années d’enfance.

« Ce garçon n’arrêtait pas de les mater, tout le temps, tous les jours… je sentais ses yeux sur moi en permanence. Un jour, il s’est assis en face de moi à la cantine et il a mimé mes seins avec ses mains en les fixant… ses potes se sont marrés et moi j’étais pétrifiée, je voulais disparaitre » (Line, 50 ans). Être ainsi contrainte à rendre public son corps sexuel, éprouver l’objectivation que produit l’appropriation des seins par le regard, les gestes ou les mots, tout cela est d’une extrême violence pour celle qui découvre à peine la sexuation/sexualisation de son corps. Ce qui en résulte bien souvent, c’est une intériorisation des normes esthétiques et des attentes masculines qui s’exprimera jusque dans les moments les plus intimes.

Il est fascinant de lire la variété des réactions des femmes qui se souviennent de ce moment des premières transformations de la poitrine androgyne ; si certaines empilent les couches de vêtements pour se soustraire aux regards inquisiteurs des proches, des autres corps qui se déplient eux aussi, ou à ceux de parfaits inconnus, d’autres les ignorent pour retarder ce départ d’un lieu à jamais révolu, comme si on fermait derrière la porte elles sur l’insouciance, quand d’autres encore redressent le dos et célèbrent comme une joie cette entrée dans une féminité tant attendue.

Nos corps changent

Doc et Difool me le répétaient assez sous ma couette dans les années 90, mais ce qu’oubliaient de dire ces messieurs, c’est qu’ils ne changent pas qu’à l’adolescence et que nos poitrines reflètent et accompagnent le cycle de vie des femmes, qu’elles racontent une histoire faite certes de blessures, de maternités, d’allaitement, d’opérations pour changer d’identité ou guérir, de mutilations, mais aussi de jouissances, d’exploration, de fierté. Nos seins racontent leur vie, notre vie. Alors on les raconte dans ce livre qui nous réconcilie avec ce qu’on aurait aimé qu’ils soient, et on les investit d’une nouvelle bataille : seule ou avec nos ami.es, avec nos amant.es, nos grands-mères, car les seins sont l’incarnation d’une vie mouvante, une chair présente avec laquelle on compose comme on peut. J’aime ce passage à la fin du chapitre 2 « Pour en finir avec la beauté des seins » qui reprend les mots de Iris Marion Young indignée du sort qu’on réserve aux corps des anciennes :

« Le corps réel de la vieille femme est de ce fait inacceptable [par rapport à la norme pubère qui exclut les femmes âgées]. Dans notre culture jeuniste (ageist), cette poitrine plate, ridée et affaissée signifie que la femme n’est désormais plus utile ni pour le sexe ni pour la reproduction, elle est une femme périmée. » Or, ajoute-t-elle, il n’y a rien d’évident et encore moins de naturel à cela ; certaines autres cultures vénèrent les femmes âgées dont les seins pendants renvoient à de nombreuses maternités et figurent la sagesse de l’expérience. « En fait, il y a une esthétique de quand tout tombe, parce que quand on regarde vraiment ces corps, mais en fait c’est beau ! » (Noa, 32 ans)

Péremption nulle part, beauté partout. Le mot d’ordre est lancé.

Libérez le sein !

Sans y ajouter une nouvelle injonction à prendre au pied de la lettre, la libération des seins est toute métaphysique. Nous n’avons pas toutes envie comme le mouvement #freethenipples de montrer nos boobs, de courir nues à travers la ville ou les champs, de jeter nos soutien-gorge qui sont parfois d’anciens compagnons de route, d’aller seins libres à la piscine par esprit de combat, de participer à des soirées seins découverts même si cet espace est sécurisant. Parce que nos poitrines restent aussi attachées à une part intime en nous, que l’on souhaite offrir aux autres quand on en a envie. Sans doute, alors, que le dernier espace de libération du sein est celui du rapport à soi : « éprouver nos seins non pas comme de simples objets destinés à satisfaire le désir masculin, mais comme le terreau d’un désir spécifiquement féminin ». Comprendre que nos corps varient dans le temps et avec eux notre sensibilité et les sensations que peuvent procurer les seins. Camille Froidevaux-Metterie ne s’y trompe pas quand elle laisse la parole à Carolin Emcke dans son dernier chapitre :

Pourquoi personne ne nous avait-il expliqué que le désir, pour certains, peut changer comme on change de tonalité, qu’un plaisir naissant peut s’ouvrir et grandir vers un autre plaisir, et parfois même encore un autre ? Aujourd’hui encore, pourquoi personne ne le dit ? Pourquoi vide-t-on la sexualité de ce qu’elle a de léger, de ludique, de dynamique, pourquoi les tonalités, les timbres de la jouissance sont-ils à ce point pensés comme statiques, délimités, univoques, pourquoi les modalités ont-elles disparu de la pensée sur le désir ?

Parce que s’il y a bien une chose sur laquelle les femmes se rejoignent, c’est que leurs seins, si désirés à distance, ne sont, le plus souvent, pas correctement stimulés par les partenaires sexuel.les.

« Y’a des garçons qui ne savent pas trop faire. Je sais pas… ils ont l’impression que c’est une table de mixage ou je sais pas. (Rires.) Pour moi, j’aime bien que ce soit doux, et souvent c’est brutal, j’aime pas. Mais j’ai plus de mal à dire quand il fait pas quelque chose que j’aimerais qu’il fasse, plutôt que quand il fait quelque chose que je voudrais pas qu’il fasse… Du coup, c’est un peu décevant à la fin, tu te dis « Ben il a pas pensé à ça » (Luz, 20 ans)

Clairement, il saute aux yeux que les hommes devraient lire Seins de Camille Froidevaux-Metterie, mener leur propre enquête phénoménologique sur leur sphère génitale (et on ne parle pas que de leur pénis, qu’ils pensent si bien connaître) et passer avec nous à l’action de la réappropriation des corps. Donc vous l’aurez compris, ce soir c’est Travaux Pratiques pour tout le monde ! Empognez (sic) vos loches !