« J’étais une femme qui aimait les femmes », les carnets de Qiu Miaojin

Qiu Miaojin est une autrice taïwanaise née en 1969 et morte à Paris en 1995. Première femme de lettres ouvertement lesbienne dans son pays, elle est devenue une icône de la contre-culture LGBTQIA+ dans le monde. Diplômée de psychologie, conseillère pédagogique, journaliste, elle s’installe à Paris en 1994. Elle y suivra notamment des cours au Centre d’études féministes d’Hélène Cixous1, avant de se suicider à 26 ans. En 1994, elle avait fait paraître Les Carnets du crocodile2, puis un an après sa mort, en 1996, paraissaient les Dernières lettres de Montmartre3. Ces deux textes sont à présent traduits en français (de manière magistrale) par Emmanuelle Péchenart, pour la collection « Notabilia » des éditions Noir sur Blanc.

Au moment où Qiu Miaojin écrit, Taïwan connaît de grands bouleversements politiques, culturels et sociaux. En 1987, la loi martiale qui avait été proclamée en 19474 est levée. Un mouvement démocratique fait alors suite à plus de trente ans d’un régime autoritaire. La fin des années 1980 est donc le moment d’un renouveau culturel ; de nombreuses manifestations étudiantes pour la démocratie ont lieu5, notamment à Taipei. Les textes de l’autrice reflètent ce bouillonnement culturel par les nombreuses références à des films ou des chansons de la culture populaire dite « occidentale ».

Mais au cœur de cette ébullition, certains héritages restent quasi immuables. Dans un pays longtemps dominé par la Chine, où l’homosexualité a été punie d’emprisonnement ou de mort, l’hétéronormativité structure les représentations et les relations amoureuses6. L’équilibre de la pensée taoïste se base notamment sur la complémentarité du yin (principe féminin) et du yang (principe masculin), souvent interprétée de manière très littérale.

Laz, la narratrice des Carnets du crocodile ne se reconnaît pas dans cette binarité, et c’est là tout l’objet de ce texte de Qiu Miaojin.

« Deux êtres humains, qui s’attirent, l’un l’autre. Quelles peuvent en être les raisons ? Difficile d’avoir des certitudes, cela dépasse l’imagination des gens, quadrillée comme un échiquier, les raisons tiennent forcément aux deux sexes, à l’interaction du yin et du yang ou bien à quelque inexprimable malédiction. […] Pénis + torse velu + moustache = mâle, nécessairement, vagin + seins + cheveux longs = femelle, le mâle met la clef dans la serrure de la femelle, y pénètre et bingo ! il en sort un enfant. Seul ce bingo ! a sa place sur les cases de l’échiquier, et en dehors de lui, pas de yin ni de yang, tout est considéré comme asexué, relégué dans le glauque, “hors-jeu” et, plus largement, rejeté à l’extérieur de l’échiquier. »

Les Carnets se déroulent entre 1987 et 1991. Nous y suivons les pensées de Laz, jeune étudiante lesbienne extrêmement solitaire, perdue entre ses désirs, ce que la société attend d’elle et le bruit du monde. Pendant ces quatre années universitaires elle va connaître l’euphorie du désir amoureux et le désespoir lié à une identité qu’elle apprend à connaître tout en la détestant. Sa rencontre avec Shuiling, dont elle tombe immédiatement amoureuse, sera centrale.

« Elle est debout devant moi, une mèche de sa longue chevelure mouvante lui balaie le front, à l’instant j’ai le cœur tatoué par cette grâce d’un raffinement nouveau qui me transperce d’une douleur brûlante. La séduction de sa féminité radieuse, d’une amplitude infinie, me terrasse et je tombe inanimée sur le ring. »

C’est à travers leur relation, mais aussi celle de Zhirou et Tuntun, ou encore Mengsheng et Chukuang, que l’autrice explore toute la complexité et le drame de se construire dans un monde qui ne reconnaît pas votre existence.

« Avant même que je découvre quel visage, socialement inadmissible, était le mien, l’injonction avait naturellement pris force de loi et je n’avais que mon effroi et mes hurlements pour exprimer ma révolte, et comme je ne pouvais rien contre elle dans ma réalité concrète, il m’a fallu mentalement me nier et m’assassiner moi-même. »

Ce déni, cette détestation de ses désirs poussent Laz dans des périodes de dépression profonde. Elle regarde passivement les événements se dérouler devant ses yeux. Elle se prête à la vie étudiante comme malgré elle ; on a parfois l’impression qu’elle se conforme à un scénario. Cette apathie est accentuée par le laxisme impliqué par la vie étudiante. Il n’y a que peu d’obligations à la fac, et Laz se retrouve confrontée à toutes les pensées qu’elle n’avait pas voulu écouter jusqu’à présent, qu’elle avait étouffées derrière le mouvement de la vie lycéenne et les moments en famille. Seule face à elle-même, elle n’a plus d’autres choix que de se confronter à ses démons. Ces moments de vie dilués dans la solitude et le désespoir donnent lieu à de douloureuses mais sublimes réflexions sur la violence et la cruauté du monde. Laz, malgré l’apathie, est emplie d’une rage latente et d’un grand sentiment d’injustice. La colère, dans ce roman de Qiu Miaojin, n’explose que très peu. Elle flotte au-dessus de Laz, écrasante, paralysante.

« Comment le monde peut-il être si cruel qu’à un âge aussi tendre on doive expérimenter ce sentiment innommable : ‘Le monde t’a déjà rejeté’, et qu’on se voie infliger ce verdict : ‘Ta vie est un crime’ ? Le monde, ensuite, continue de tourner comme si de rien n’était. »

Mais l’autrice parvient tout de même, par un procédé narratif énigmatique, à extérioriser cette colère et à mettre en lumière toute la portée politique de son texte. De courts passages mettant en scène des crocodiles7 portant des manteaux d’hommes viennent parfois couper la linéarité des carnets de Laz. Ces petits chapitres sibyllins semblent complètement hors de propos au premier abord, mais ils ne sont évidemment pas là par hasard. Ces crocodiles font la une des journaux : existent-ils ? Doit-on les protéger ? Les surveiller ? La simple idée de leur existence crée comme une onde de choc dans la bureaucratie du pays, mais aussi au sein des médias et de l’opinion publique. Des débats sont organisés entre les partisans et les détracteurs des crocodiles. En parallèle nous suivons l’un de ces crocodiles, caché sous son costume d’humain, joyeux, ne cherchant qu’à se faire des amis, faisant des courses, prenant des bains… inoffensif.

Ces crocodiles, créatures non-genrées, sont pour Qiu Miaojin, les représentants de la communauté queer qui suscite autant de curiosité, que d’incompréhension et de haine. La rhétorique homophobe est d’ailleurs présente dans la façon de parler de certains représentants du monde scientifique : « […] la présence sans cesse accrue de crocodiles au sein de la société [pourrait] avoir pour conséquence une modification des modes de vie ainsi que des anomalies génétiques. » Les juristes, quant à eux, souhaitent défendre leur « culture cinq fois millénaire » et assurer la « stabilité [du] système social ». Pour ce faire, ils proposent de revoir la législation du travail, de la propriété et du mariage. Lors d’un débat, un membre de la coalition Réagir pour l’élimination du crocodile s’insurge : « […] il est sûr que les crocodiles ne sont pas d’authentiques humains. Dès lors qu’ils s’avèrent différents de l’énorme majorité, c’est-à-dire de quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’entre nous, ils sont une anomalie. »

L’ironie combative de l’autrice est d’une grande force et permet la critique virulente d’une société qui se pense ouverte et tolérante mais qui reste profondément attachée à certains préjugés.

Dans ces Carnets, Qiu Miaojin fait preuve d’une grande maîtrise littéraire, tant dans la retranscription sensible des émotions et des conflits intérieurs de ses personnages, que dans le pamphlet social et politique. Comme lorsque j’avais lu les Dernières lettres de Montmartre, j’ai refermé ce livre le cœur à la fois plus lourd et éthéré, comme après une grosse crise de larmes. Le monde n’en sort pas plus beau, mais les émotions ont pu y trouver leur place.

« Pour une âme douloureuse, seuls les pleurs sincères peuvent rendre la dignité de continuer à vivre. »

1 Écrivaine et dramaturge française. Elle crée le premier centre d’études féministes européen en 1974.

2 Les Carnets du crocodile, Qiu Miaojin, traduit par Emmanuelle Péchenart, éditions Noir sur Blanc, « Notabilia », 2021

3 Dernières lettres de Montmartre, Qiu Miaojin, traduit par Emmanuelle Péchenart, éditions Noir sur Blanc, « Notabilia », 2018

4 À la suite de l’Incident 228, un soulèvement populaire réprimé par Pékin : https://fr.wikipedia.org/wiki/Incident_228

5 Notamment le Wild Lily Student Movement qui dura 6 jours : https://en.wikipedia.org/wiki/Wild_Lily_student_movement

6 En chine continentale comme à Taïwan, les homosexuel·les ont longtemps été persécuté·es. L’homosexualité n’a été retirée de la classification des maladies mentales qu’en 2001. La première marche des fiertés a eu lieu en 2009 en Chine, et le mariage homosexuel a été légalisé en 2019 à Taïwan (uniquement).

7 La traductrice nous précise qu’en chinois ces crocodiles sont désignés par un genre neutre ; en français nous ne pouvons qu’en parler avec la « neutralité » du masculin.