Les marins ne savent pas nager de Dominique Scali

Nous vivions sur une île où tous dépendaient de la mer, où même les terriens se vantaient d’être marins. Et pourtant personne ne savait nager.

Ainsi débute ce roman iodé et rebondissant qui vous embarquera pour 700 pages d’aventures maritimes, accrochées aux côtes d’un caillou légendaire qui n’aurait jamais sombré contrairement à ce que raconte la légende : l’île d’Ys, perdue quelque part entre les terres d’Amérique et celles du Vieux Continent, flottant entre un 18e siècle réaliste et une époque fantastique où le 0 de Jésus Christ a laissé sa place au 0 du Massacre des Premiers Hommes.

Le temps de deux siècles fictifs, Dominique Scali, autrice québécoise saluée par la critique, fait surgir des profondeurs le destin des riverain.es et des citadin.es d’Ys, soumis.es aux caprices du hasard de la naissance. Communauté en marge de l’Europe chrétienne de l’époque, Ys l’irréductible, jamais prise par les Anglois ou les François, tend son reflet à peine brouillé à une société obsédée par les questions de l’origine et de la valeur, où les inégalités de castes prospèrent sur fond de déterminisme social. Comme un refrain entêtant, la même question revient : qu’est-ce que c’est qu’être Issois ?

Ailleurs, on disait de nous que nous étions fous et on dit maintenant que nous sommes chauvins. Nous préférons dire que nous sommes issois. Est « issois » ce qui est obstiné, audacieux et revanchard. Est « issois » ce qui fait bomber le torse.

Un destin romanesque en forme de traversée

Pendant cinq parties haletantes, menées par un flot de mots précieux et dépaysants, nous suivons l’héroïne Danaé Poussin, rencontrée sur la plage des Echouements à 9 ans. Elle traverse l’île d’Ys, les mers, les amours et ses trahisons, les âges de la vie et ses enseignements amers. Elle est jetée d’un bord à l’autre de l’existence comme sur un ponton glissant.

Héroïne au tempérament trempée de goémon, ballotée par le destin et tiraillée par les choix du coeur, Danaé Poussin est un personnage aux multiples reflets, comme le caillou qu’on tourne sous l’eau dans tous les sens pour en voir reluire toutes les surfaces. Elle s’acquitte aussi bien des tâches associées traditionnellement aux hommes : la pêche, la vente des objets échoués, et les missions aventureuses sur les flots pour assurer protection et guide aux bateaux de passage, comme elle coudoie courageusement les femmes assignées aux rôles de saleuses de morue sur le rivage, ou de ramasseuses de goémon sur la batture.

Dans le sillage de Danaé Poussin, personnage phare du roman, nageuse hors pair, capable de remonter les trésors enfouis dans les entrailles des épaves qui sont venus expirer sur les écueils du Cap Nordant, Enoc Martel, Jacques Duval, Alizée Quintal, Sophie Ramsdelle, Nuala parcoeur et d’autres encore aux noms savoureux peuplent l’imaginaire de l’autrice, donnent une épaisseur romanesque remarquable à sa fiction. Des centaines de personnages croisent la route de cette femme taillée dans la roche à qui ils laissent en partage l’arsenal qui l’outillera pour traverser la tempête qu’est sa vie : l’art de manier la lame pour l’un et le rêve d’une utopie généreuse, celui de la navigation pour l’autre, celui du sauvetage altruiste ou du pillage, ou encore de la roublardise et de la composition pour d’autres.

Naître ou ne pas naître du bon côté

S’amusant des privilèges d’un régime révolu, Dominique Scali imagine une voix narrative qui parle depuis la plus haute instance de la Ville, une commission chargée d’étudier la valeur de Danaé Poussin qui lui confèrerait à titre posthume le droit de devenir citoyenne de plein droit ; or, obtenir ce statut n’est pas une affaire légère et il faudra tout le roman pour faire le plaidoyer de cette vie de femme hors du commun.

Car à Ys, si on ne naît pas citadin, il faut le devenir à coups d’exploits et de mérite. Nul n’entre dans la cité s’il ou elle n’y est admis.e ou invité.e. Le fantasme de la méritocratie poussé au plus haut point assure un renouvellement de la population à l’intérieur des remparts sur la base d’une sélection par la charge héroïque des personnages. Une sorte d’eugénisme littéraire où la vaillance, la prise de risque inconsidéré, le renoncement à toute forme d’attachement et d’arrimage à la communauté riveraine constitueraient les signes d’une élection à une caste d’exception, seule en capacité de diluer le sang aristocratique qui s’épuise à force d’alliances intracommunautaires.

Danaé n’échappe pas aux injonctions collectives qui traversent les personnages du roman dont les yeux rêvent les intérieurs de dais tendus et les parcs indécents du centre ville où on pourrait loger les milliers de sans miroirs du rivage. Elle aussi poursuit de toute son énergie le mirage d’une vie plus facile et d’une réussite sociale accomplie auprès des citadins.

Danaé Poussin, picara des temps modernes

D’elle on dit qu’elle a été « enfant du rivage, naufrageuse sans scrupules, secoureuse sans limites, fille de pilotes, mère d’orphelins, héritière d’une arme dont elle ne sut jamais se servir à temps ». Voilà une héroïne picaresque aux aspirations nobles sans en avoir les origines, déclassée parmi les déclassées, forcée d’occuper les cavités les plus basses de la falaise des Échouements lors des grandes marées d’Équinoxe qui prélèvent son tribut de corps et de biens à chaque passage. Danaé Poussin, c’est le contrepied des coquettes qui se poudrent la gorge et baillent d’ennui de l’autre côté des remparts, rivalisant de tromperie par nécessité pour maintenir leur place de concubine invitée auprès des citoyens tout puissants, libres de répudier ces jeunesses quand la peau se fait moins souple.

Et si les riveraines aspirent à devenir des citadines soumises aux quatre volontés de leur protecteur, le sort des filles de citoyens, nées du bon côté des remparts, n’est guère plus enviable :

Celles dont le père était riche s’installaient dans un logis en haute-ville, non loin des fortifications. Elles ouvraient un salon de causerie où recevoir poètes et philosophes, diplomates et explorateurs, marchands et officiers, ce qui leur fournissait un bassin perpétuel d’amants et d’amatelotages. Les autres devaient se contenter de se pavaner là où on voulait bien d’elles. Avoir quinze ans en tant que fille dans la cité, c’était se résigner à être choisie, à ne jamais rien choisir. C’était apprendre à tolérer l’impuissance plutôt qu’à dompter la puissance des flots. Se réfugier dans les fards et les couleurs criardes. Se pratiquer à entendre le couperet tomber, car il tomberait encore et encore, chaque fois qu’un galant dirait : « Baste ! Tu m’ennuies. »

Fondamentalement éprise de liberté, Danaé Poussin ne se satisfera pas de cette vie de prisonnière, trop à l’étroit dans les codes éculés d’une société d’ancien régime qu’elle embrasse pourtant un moment avec l’enthousiasme des premières fois. Piégée à son propre miroir aux alouettes, elle s’en retournera au rivage des sans miroirs, sa première désillusion en poche : l’ascension sociale est une vanité et la vie un jeu de perdant-perdant pour la majorité du peuple. L’opulence des femmes le corollaire d’une docilité sans recours. Artimon, son citoyen à la logique de propriétaire sur son corps, lui rappelle son statut d’invitée à tout moment : « Je n’ai rien contre les caprices des femmes, mais je m’attends à ce que vous soyez raisonnable. Une invitée qui se refuse à se montrer, c’est une invitée qui existe point. Et bien vite, à force de paraître sans compagne, les aspirantes croiront que la place est libre et se remettront à tourner autour de moi. Vous comprenez ce que je vous dis ? » La menace est claire : il faut se soumettre ou être remplacée. La force des choses la projettera à nouveau sur la grève hors de la cité et ouvrira un nouveau chapitre de sa vie de femme dans la trentaine, toujours éprise de grandes aspirations et en quête d’attachement.

Bande organisée de filles

Avant ses aventures de grande dame, Danaé fraye avec la marginalité et ce qu’elle a de plus subversif : un gang de chapardeuses monté par Renaud Berthiz pour faciliter les manoeuvres nocturnes des pilleurs de naufrages. Douze femmes vêtues de noir cachées dans un canot entonnant des chants en choeur tiendraient à distance les gardes-côtes à l’imagination nimbée de sirènes et de créatures légendaires, hésitant entre terreur et fascination. Elles embarquent sur la Tristanne au milieu des hommes et dictent leur loi : Victoire Grout, Jovienne Otis, Catheline Eyquem et les autres font l’objet d’un chapitre en forme d’exercice de style : neuf portraits éclectiques, étalage de talents de chapardeuse et de chanteuses envôutantes, de canaillerie et de misères séculaires :

Cybèle Moure avait grandi à l’ombre des falaises coiffées de corniches et tachetées de blanc de la baie des Fientes. Quand la musette d’un pêcheur ne se faisait pas entendre, c’était le grognement des macareux, les appels gutturaux des fous de Bessan ou les criaillements des mouettes. Elle avait le timbre nasillard de celles qui cherchent à rejoindre plutôt qu’à plaire. On la disait un peu sotte et forte influençable, mais elle avait la liberté d’esprit de chanter sans complexe, de redonner des madrigaux dans une langue inventée. Elle volait parce qu’on lui avait dit que c’est ce que font les oiseaux.

Sans peur ni reproche, ce choeur féminin ne craint pas d’étendre le linge des menstrues sur le pont, dans le gréement, joli pavillon taché de sang des soeurs de pillage, avertissement sans pareille pour les bâtiments qui croisent au large. Mais le gynécée des laissées pour compte ne dure pas et Danaé poursuit sa quête à travers les hommes avec lesquels elle s’amatelote. C’est sans surprise le lien amoureux, la famille qu’on compose et qu’on choisit sans calcul ni intérêt qui sauve d’une vie d’errance.

La vraie vaillance

Si on veut savoir de quoi est faite l’étoffe qui recouvre l’héroïne, il faudra sans doute regarder du côté de sa patience. Elle endure sans faillir et tourne les talons au bon moment. Comme le marin courageux n’est pas celui qui traverse les pires tourmentes et les rafales cinglantes qui font les bonnes histoires, la vraie bravoure est du côté de l’attente insupportable. Le vieux Joachim Galbarette ne s’y trompe pas :

[…] les vrais actes de bravoure, on ne s’en vante point. Moi, je l’ai connue, c’te vaillance-là. La celle des calmes qui s’éternisent. Quand les voiles sont des oripeaux flasques, que la mer est un miroir renvoyant aux hommes l’image de leurs joues creuses et qu’on y crache pour forcer une risée, même si ça nous coûte de la précieuse salive. Quand les trous des poulies se mettent à ressembler à des yeux menaçants et qu’on joue avec les filins pour occuper nos neuf doigts, qu’on se surprend à s’être noué un noeud de pendu sans avoir fait exprès.

Passer un jour de plus à souffrir de blessures, à endurer la faim ou la soif, à attendre l’amant.e dont on est sans nouvelles, la voilà la grandeur de nos âmes. Danaé Poussin n’échappera pas à son destin grandiose, celle d’une sirène qui refusera de quitter la mer.

Les marins ne savent pas nager est un roman monde, dévorant qui vous happe et vous recrache après des heures de rouleaux, on en sort déboussolé.e avec une nouvelle langue en bouche, gentiment surannée et fantastique, et avec le sentiment que nos vies sont aussi frêles que les embarcations qui disparaissent dans la mer haute et profonde.