Maya Angelou, Lady B : au nom de la mère

Maya Angelou laisse un héritage littéraire et intellectuel colossal. De 1969 à 2013, elle livra au public un vaste cycle autobiographique composé de sept ouvrages, qui mettaient pour la première fois en lumière la vie d’une femme noire américaine se livrant à une introspection minutieuse et exigeante. Inspirante, elle est de ces femmes qui partagent au monde leur expérience dans un geste sororal d’une immense générosité. Michelle Obama, Oprah Winfrey ou encore Christiane Taubira, reconnaissent toutes l’heureuse dette contractée à la fréquentation des œuvres de Maya Angelou, car elle semble avoir le pouvoir mystérieux de nous rendre plus fortes, plus responsables et plus joyeuses. J’ai tout aimé de Maya Angelou. Ses poèmes à la folie, son autobiographie passionnément.

Après Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage, qui relate l’enfance terrible, âpre et tendre malgré tout, Rassemblez-vous en mon nom évoque l’entrée dans la vie adulte et la grossesse précoce. Vient ensuite Tant que je serai noire : Maya Angelou y expose son activisme poétique et politique lorsqu’elle quitte San Francisco pour Harlem où elle militera auprès de Martin Luther King et Malcolm X. L’expérience africaine et les échecs conjugaux constituent la matière d’Un billet d’avion pour l’Afrique, et le cycle s’achève avec l’ouvrage qui fait l’objet de cette chronique, Lady B, ultime volume du cycle autobiographique, publié en 2013 soit un an avant la mort de l’autrice.2

Lady B, c’est Vivian Baxter, la mère que Maya retrouve non sans amertume à l’âge de treize ans, après dix années passées auprès de l’aimante grand-mère Henderson, et qu’elle peine tant à appeler « maman » qu’elle la nommera Lady, impressionnée par sa beauté, sa mise impeccable, son ascendant terrible sur les hommes, son implacable sens des affaires. Lady B brise la linéarité chronologique entamée dans les ouvrages précédents puisque le roman offre une vue surplombante sur la vie de Maya avec la figure maternelle comme angle d’observation. C’est donc un hommage à la mère disparue, un chant d’amour autant qu’un remerciement éperdu à celle qui aura légué, au-delà de la force et de l’humour, le sentiment de sa propre valeur inaltérable dans un pays qui n’a de cesse de piétiner celles et ceux dont la couleur rappelle la honte et la violence qui ont signé l’acte de naissance de l’Amérique moderne.

Des auteurs qui ont écrit des livres consacrés à leur mère, il y en a un certain nombre – j’ai surtout en tête des hommes, Romain Gary avec La Promesse de l’aube est le premier qui me vient à l’esprit – en général, il s’agit d’apologie de mères-courage s’étant sacrifiées corps et âme pour faire de leurs progénitures les génies qu’ils sont devenus, malgré l’adversité, malgré la couardise et les manquements des pères. Des mères qui n’existent qu’à l’ombre de leurs célèbres rejetons. Lady B est tout sauf une mère sacrificielle. Elle confie ses enfants tout petits à leur grand-mère, ce qu’ils vivent comme un effroyable abandon, elle avoue facilement qu’elle n’a aucun don pour s’occuper des enfants en bas âge. Mais quel personnage Maya rencontre-t-elle plus tard, pour l’accompagner à entrer dans l’âge adulte et tout au long de sa vie de femme ! Lady B, c’est l’histoire d’une rencontre tardive entre la mère et la fille, c’est l’histoire de ce qu’une femme transmet à une autre, ce qu’elle lui livre de sa connaissance intime du monde : « Tu as travaillé comme charpentier de marine, infirmière, agente immobilière et coiffeuse pour hommes. De nombreux hommes et – si j’ai bonne mémoire – quelques femmes ont risqué leur vie pour t’aimer. Tu étais une terrible mère pour de jeunes enfants, mais il n’y a jamais eu personne de plus fantastique que toi comme mère d’une jeune adulte. »

Vivian Baxter soutient sa fille en toutes circonstances : quand elle rêve de devenir receveuse dans le tram de San Francisco, poste auquel jamais aucun.e noir.e n’a accédé auparavant, elle l’encourage à se rendre chaque jour au bureau d’embauche jusqu’à ce qu’elle finisse par être engagée. Quand Maya s’aperçoit, à dix-sept ans, qu’elle est enceinte d’un jeune homme avec qui elle n’a aucune envie d’une relation durable, sa mère se montre pragmatique et sans jugement quant à son désir de garder l’enfant sans pour autant épouser le père : « Et bien c’est réglé. On ne va pas gâcher trois vies. ». À ses côtés lors de son accouchement, elle lui raconte des blagues salaces pour la faire rire à chaque pic de contractions. Drôle, rassurante mais jamais infantilisante, elle offre à sa fille le plus précieux des cadeaux : la liberté d’être soi, et son corollaire, la certitude d’être aimé.e sans conditions.

Vivian Baxter montre aussi la voie d’une détermination sans faille et d’un courage admirable. Les anecdotes abondent, comme lorsqu’elle décide sur le tard de s’engager dans la marine marchande car le syndicat n’accepte aucune femme, encore moins une femme noire : « Je vais mettre mon pied et ma jambe entière dans la porte jusqu’à ce que toutes les femmes puissent faire partie de ce syndicat, monter à bord d’un navire et aller en mer. » Ou encore, lorsque Maya et sa mère se retrouvent à Fresno, en Californie, dans un hôtel qui accepte tout récemment de recevoir des Noirs : le personnel de l’hôtel comme les clients les dévisagent avec stupeur, Lady B reste de marbre et Maya découvre quelques instants plus tard que sa mère transportait un pistolet… « S’ils n’avaient pas été prêts pour l’intégration raciale, moi j’étais prête à leur montrer l’arme. » Elle incarne aussi par-dessus tout un appétit de vivre insatiable… âgée, malade, amaigrie, elle vit auprès de sa fille qui prend soin d’elle. À peine Maya s’absente-t-elle que Vivian Baxter réserve une limousine et s’en va déjeuner dans un restaurant de fruits de mer avec une amie et tous les employés de la maison !

Enfin, la plus belle offrande que Vivian Baxter fait peut-être à sa fille est de lui mettre sous les yeux un modèle de mère qui échappe aux injonctions multiples et contradictoires dont sont abreuvées les mères. Observer ses enfants, se fier à son instinct, renoncer à les modeler selon ses propres aspirations, craintes, traumatismes, fantasmes et illusions : tels sont peut-être les préceptes éducatifs de Lady B, qui semble n’avoir jamais utilisé sa progéniture comme prétexte à ne pas accomplir ses propres rêves et désirs. Quelle puissante filiation et quel horizon lumineux !

Maya Angelou, Lady B1, 2013. Titre original : « Mom & Me & Mom ».

2À noter cependant, deux ouvrages sont encore à ce jour non traduits en français, les troisième et sixième du cycle, Singin’ and Swingin’ and Gettin’ Merry like Christmas et A Song Flung up to Heaven.