Une histoire silencieuse d’Alexandra Boilard-Lefebvre

Les éditions La Peuplade qui avaient publié l’inclassable et enivrant Les marins ne savent pas nager de Dominique Scali, reviennent avec un livre aussi bouleversant qu’expérimental Une histoire silencieuse d’Alexandra Boilard-Lefebvre, une autrice canadienne installée à Montréal qui nous livre son premier récit. Elle brasse ses archives personnelles : photographies, documents personnels, comtes-rendus médicaux, archives familiales et publiques, et interviewe ses proches pour repasser au stylo noir sur les traits effacés de sa grand-mère, figure fantomatique décédée prématurément à l’âge de 29 ans, étouffée dans son vomi ! Détails sordides qui font oeuvre de mythologie familiale et de notice biographique pour une femme dont on sait finalement peu de choses. Convaincue qu’il y a là un secret de famille asphyxiant, Alexandra Boilard-Lefebvre enquête sur les traces laissées par une figure instable, immatérielle et découvre que le cas Thérèse prend une dimension plus large, plus phénoménologique qui raconte ce que fut notre société occidentale dans les années qui suivent la guerre et le sort qu’elle réserva aux femmes des classes moyennes.

Née Larin, puis épouse Lefebvre, Thérèse occupe tout le roman de sa petite-fille obsédée par ce visage sur les instantanés qui semble rêver d’ailleurs, l’air absent à soi et aux autres. Qu’a-t-il bien pu arriver à cette jeune femme, mère au foyer dans les années d’après-guerre ? Quel non-dit se terre dans les points de suspension, les phrases interrompues de ceux et celles qu’on interroge ? L’absence s’écrit et donne corps à cette femme dont on ne veut pas dire grand chose, – sauf pour critiquer son comportement-, sans doute parce qu’elle gêne le roman familial, que sa destinée tragique n’est finalement pas si hors du commun si on la compare à toutes ces desesperate housewives que comptaient les années 60. C’est un monde feutré, de confessions de voisines, de personnes plus ou moins proches qui fait surface ; dépression, blues, post-partum, déception d’une vie domestique étouffante dans une banlieue morne où tout se ressemble. Les mots remontent à fleur de mémoire très doucement, comme des bulles remontant de la vase qui engloutit tout.

Les chapitres d’une brièveté étonnante font alterner la description de photographies familiales et des transcriptions d’échanges que l’autrice a menés avec une foule de personnes qui ont côtoyé Thérèse. Parfois nous sommes troublées : qui parle ? à qui ? Mais nous nous laissons guider par le flot indifférencié de parole, nous infusons sans plus de souci pour la ponctuation, absente elle aussi, cette oralité toute littéraire, construite dans une langue vive et sabrée.

Au milieu du roman, une rupture brutale. Les travaux de la journaliste et essayiste Betty Friedan, La femme mystifiée en 1963, viennent comme une clé de voûte offrir un sens de lecture à la destinée individuelle de l’aïeule suicidée : ce problème qui n’avait pas de nom (« The problem that has no name ») insiste sur l’ampleur d’un phénomène sociétal qui touche les femmes dont les compétences universitaires ne seront jamais exploitées puisqu’elles sont reléguées à la maison à s’occuper du foyer. Dévalorisées, elles sombrent invariablement dans la dépression, l’ennui absolu et le dénigrement de soi. Notre errance de lectrices retrouve le chemin des signes et ce qui paraissait désordonné, dans les bribes des unes et des autres, s’assemble en un portrait troublant, celui des femmes prisonnières de leur destin de ménagères, accro aux cachets pour tenir l’illusion que la vie qu’elles mènent n’est pas qu’une geôle décorée de rideaux à fleurs et de moquette à bouclette brune.

Ces dernières années, la mode éditoriale publie avec plus ou moins de bonheur des histoires de témoignages familiaux. Ces biographies d’aïeules inondent les tables de presse, et sont parfois peu exigeants en terme de construction dramatique et retombent invariablement dans les mêmes sillons narratifs. A rebours de ces livres sans hauteur, Une histoire silencieuse happe par sa langue audacieuse, le parti pris de ne pas accompagner son lectorat à chaque pas et de le laisser construire sa propre version des événements. En refermant l’ouvrage qui se lit en une heure, on reste avec un goût étrange en bouche : une âpreté pour une histoire qu’on reconnait, celle de ces gens qui ne savaient pas ce qui bruissait dans les veines de notre Thérèse Lefebvre, l’histoire de notre indifférence en somme pour les drames silencieux, notre volonté peut-être de nous en tenir le plus possible éloigné.es au risque d’être agrippé.es à notre tour par nos obscurités.