Atteindre l’aube de Diglee

Je connaissais Maureen Wingrove, alias Diglee par le truchement de ses succulentes bandes dessinées décalées et féministes et son engagement politique aux côtés d’Ovidie. J’ai découvert grâce à ce roman une autrice talentueuse douée d’une plume à la portée infinie.

Crédit photo : © Pauline Darley

Avec ce titre évocateur de renaissance au petit matin, je n’ai pas imaginé un seul instant qu’ Atteindre l’aube, sorti en 2023 aux éditions La Ville Brûle, était une référence à la chèvre de Monsieur Seguin, où la biquette, éprise de liberté compte bien tenir tête au loup jusqu’au point du jour. Cela me semblait coller avec le renouveau exprimé par l’autrice sur son blog (http://diglee.com/), installée depuis peu au vert et exempte des contraintes urbaines imposées par le rythme haletant de la ville.

Et bien, oui, mais pas uniquement. Diglee adresse à sa grand-tante, née Josette mais rebaptisée Georgie (« À une Josette, il ne pourrait rien arriver d’extraordinaire ») une lettre posthume qui trace des mots poétiques sur la puissance de la famille et la force exercée par ces figures fascinantes, vibrantes et magiciennes qui traversent les âges. En explorant les lignées de femmes de sa famille, Diglee raconte les hommes dans les pleins et les creux (le sujet central du père absent), les secrets moins avouables, les doutes sur la toxicité potentielle des relations masculines. Certains passages déposent un voile d’amertume sur le parfum sucré des autres pages.

« Lorsque j’ai entrepris d’écrire sur toi, j’ai trouvé étrange que l’écriture me mène là. A parler de moi, de mon rapport aux hommes. J’ai essayé de combattre cette invasion, de lutter contre moi-même, de me convaincre que ces lignes n’avaient pas leur place ici. Puis j’ai accepté d’emprunter des chemins imprévus, des passerelles instables. [..] Car dans ce qui nous lie, Georgie, il est question des hommes, des pères, des amants. »

Ou encore :

« Avec toi, Georgie, est mort mon ancien monde. Celui qui me reliait à mes parents, à mon passé, à mon héritage familial. Celui qui me reliait, aussi, aux hommes. Avec toi, est morte ma croyance, ma foi démesurée en un amour masculin qui viendrait tout sauver. »

Ébranlée par la vision des sacs poubelles contenant les vestiges de ce qui a compté pour sa grand-tante, rassemblés à la porte de l’appartement de la défunte, Diglee raconte son entrée sur le territoire de cette drôle de sorcière. Le parfum de l’appartement, l’exhumation des tiroirs remplis des photos jamais triées, le toucher des velours, les sens en éveil. De secrets d’alcôve en psychogénéalogie confinant à la mythologie grecque, Diglee envoie une lumière crue sur la vie de Georgie pour appréhender ses propres racines, aborder ce qui se transmet par capillarité et par amour, mais aussi démystifier l’idole, la femme construite sur des vérités réinventées et tissées comme autant de faux-semblants. Le vernis qui s’écaille progressivement sur le mythe de l’aïeule adorée permet d’atténuer la lourdeur de l’héritage et d’apprivoiser le souvenir en le dépoussiérant des artifices.

« Les amours brisées ne me bâtissent plus. L’écriture de cette lettre a détissé cela : il n’y a plus en moi d’enfant qui crie. […] Marcher sur tes pas m’a permis de te comprendre et de me connaître. Je ne suis pas toi. Je défusionne. Je suis libre. « .

À travers cet émouvant hommage initiatique, Diglee nous rappelle combien le travail de deuil peut être inspirant, libérateur et chargé d’une puissance fondatrice. Le récit se termine par une chute inattendue que j’ai trouvée parfaite. Petit clin d’œil à nos morts qui vivent à nos côtés.