De chair et de fer, vivre et lutter contre le validisme de Charlotte Puiseux

Charlotte Puiseux propose ici un essai autobiographique, une plongée profonde dans l’intime. C’est la quête initiatique d’un être humain incarné dans un corps de femme paré d’une différence nommée : handicap, et né dans un monde prévu pour des êtres valides. Ce monde qu’elle nomme « Validitéland » est gouverné par une idéologie, le « validisme ». Idéologie selon laquelle un corps handicapé a moins de valeur qu’un corps valide. Une personne handicapée est moins capable qu’une personne valide, elle devient par conséquent « naturellement » inférieure. Cette idéologie validiste est vécue par toutes les personnes handicapées quel que soit leur handicap comme un système d’oppression.

Crédit photographie A. Puiseux

Pour tenter de décoder les mécanismes de cette idéologie dévastatrice et excluante, l’autrice va se replonger dans son parcours de vie, de la petite enfance à l’âge adulte « parler de son expérience (personnelle) en (la) rattachant à l’histoire collective ». ça commence par l’objet du conflit : le corps. Le livre débute d’ailleurs par un poème dont voici un extrait :

Nous sommes de chair, de fer,

D’amour et de colère.

Mais bien vivantes, puissantes,

Sous nos blessures sanglantes.

Grandir à l’ombre du validisme. Hors normes : les premières expériences de l’injustice

Au départ il y a le corps désigné par la sphère médicale comme défaillant, il y a handicap. Quelques mois après son entrée à la crèche « le diagnostic est tombé, sans appel : j’allais bientôt mourir » (1). Les jalons étaient posés. Une vie en sursis, à laquelle ses parents avaient été invités à ne pas trop s’attacher.

À l’école, des remarques, des établissements non adaptés, des sorties scolaires inaccessibles, des adultes pas toujours bienveillants, tantôt maladroits, tantôt indélicats, des adultes qui avaient semble-t-il un problème avec cette parure singulière que son corps arborait avec fierté au monde et qu’ils nommaient handicap. Cette différence dont son corps était paré inspirait distance, sa parure inspirait lourdeur, sa parure inspirait rejet. Sa parure était un problème à résoudre, son corps, un « corps » à problèmes que la médecine devait « redresser ( …) qui devenait année après année plus tordu, plus rétracté, plus déformé, plus handicapé. » (2) Sa parure inspirait mise à l’écart, pitié et charité mal placée. Son existence semblait être un problème tel que la société l’avait affublée d’une cape d’invisibilité. Comment se faire entendre, comment s’aimer, comment exister alors ? Comment ne pas être en colère, en commençant sa vie avec tant d’expériences d’injustices ? Dans son cœur de petite fille, la colère gronde. Une bataille se prépare contre le monstre Injustice.

Le long du chemin escarpé que parcourt la jeune Charlotte, elle rencontre une des beautés de l’humanité, l’Art. La découverte d’artistes qui continuent de l’inspirer comme Frida Kahlo, le dessin, la poésie et l’écriture. C’est l’écriture qui donnera « une résonance, un contour politique aux souffrances de l’adolescente » (3) qu’elle était.

Acquérir les mots, se saisir de cette forme qui lui est librement accessible : Charlotte l’étudiante en psychologie et en philosophie en fera son arme

L’écriture, le sens des mots, leur précision, ce qu’ils portent, ce qu’ils sous-tendent, ce qu’ils font exister au monde. Ils seront ses outils, son arme, son exutoire, le manifeste de son droit à être qui elle est. Ils seront une machette pour défricher ce qui se cache derrière la forêt du terme « handicap ». Qu’est ce que ça veut dire être handicapé.e ? Pourquoi les autres, les valides, vivent dans un monde dont on veut sans cesse l’écarter ? Pourquoi son corps serait-il indésirable ? Pourquoi l’accès au travail, au logement, au transport, à l’amour, à la parentalité, et même l’envie de militer devait être aussi compliqué ? Les mots seront son réconfort pour trouver sa place au sein d’un groupe, « militante politique» au sein du NPA dans lequel elle milite un temps, « féministe », « queer », qui se traduit par « étrange », « bizarre », « tordu » à comprendre ici dans le sens de déviance par rapport à une norme« crip » dont la traduction signifie « boiteux », « estropié », »infirme », « invalide ». Dans sa quête d’elle même, dans sa quête de sens, dans sa quête pour trouver sa place dans ce monde, l’analyse des mots et de leur définition, la compréhension de l’idéologie qu’ils renferment, les mots seront son moyen de recherche. Les mots seront sont moyen d’expression. Au cours de cette exploration, elle va découvrir les réflexions d’autres chercheurs.euses comme elle en France, aux États-Unis. En Angleterre notamment avec les travaux de Mike Oliver « militant handicapé et sociologue, premier professeur en disability et pionnier de ce modèle, qui a mis en avant le fait que le handicap est avant tout une affaire d’institutions » intimement lié à des phénomènes sociologiques et politiques. La « discrimination subie par les personnes concernées est à combattre au même titre que le sexisme et le racisme. » (5). Elle explore aussi la notion de « justice handicapée » défendue par le collectif d’artistes Sins Invalid qui l’a tant marquée, dont le travail interroge sur le discours du beau et de la beauté des corps, du désirable et de la sexualité dont les personnes handicapées racisées et/ou queers sont exclues.

Ses découvertes, ses compréhensions, ses réflexions, qu’elle rapporte dans cet essai dessinent les contours de l’idéologie validiste. Qu’est ce qu’une société validiste et comment est-elle vécue par une personne non valide ? Comment cette idéologie validiste s’exprime, s’impose, oppresse, marginalise, déshumanise tant de personnes handicapées ? Comment grandir dans une société qui freine son accession aux droits fondamentaux, à une éducation de qualité, à des espaces de socialisation, à la culture, aux transports, à des soins ? Bref, à tout ce qui constitue l’évolution dans la vie d’un individu. Comment faire pour être ?

Un antivalidisme féministe, queer, et intersectionnel. Le militantisme est une nécessité.

À toutes ces questions, Charlotte Puiseux répond dans ce texte par un important travail de recherche. Le film de sa vie qu’elle rembobine sous nos yeux est éclairé à la lumière de toutes ces découvertes qui lui ont donné les moyens d’étayer sa réflexion et de puiser la force qui lui serait nécessaire pour affirmer sa singularité et ses convictions politiques. Le militantisme s’impose comme une nécessité pour exister quand elle adhère un temps au NPA pour participer aux groupes de réflexion sur les questions liées au handicap en politique. Elle devient antivalidiste féministe parce que les besoins des femmes handicapées ne sont pas les mêmes que ceux des hommes handicapés, c’est ainsi qu’elle rejoint le collectif handiféministe Les Dévalideuses en 2020. Elle est fière d’être hors la norme parce que dans ce monde capitaliste dont l’axe principal est la productivité, elle est fière de contribuer à sa manière, à la hauteur de ses moyens. Elle a la rage au cœur et acquiert la fierté d’arborer sa parure singulière, son handicap, son bijou, sa différence. Fière de revendiquer sa place et d’être solidaire de toutes les personnes désignées hors norme comme elle qui souffrent de discriminations.

La lecture de cet essai ne sera peut-être pas toujours confortable, elle sera par moment confrontante, mais elle est nécessaire pour comprendre. Et peut-être offrira-t-elle à chacun.e à son échelle le moyen de ne plus refléter ce validisme destructeur mais de créer des « failles », annonciatrices d’ « un séisme » qui fera voler en éclats cette chape validiste qui étouffe nos sociétés.

Slalomer entre colère, espoir et poésie pour franchir les frontières entre handicap et validité.

Dans ce texte, il y a aussi l’espoir que les deux trajectoires que sont celles des valides et des handicapé.e.s se joignent et créent un continuum. Que toutes les personnes handicapées ne soient plus considérées comme des étoiles mortes dont la lueur de leur fragile existence apparait une fois l’an au moment du Téléthon. Mais que leurs voies, leurs mots/ maux embrasent le ciel tranquillement indifférent de la société.

« Météorites, nous ferons disparaître cette ère du validisme tout- puissant, nous nous abattrons en pluie d’étoiles faisant briller nos corps, nos vies, nos êtres et l’humanité entière. J’entends déjà les volcans gronder, prêts à déverser le feu et réduire en cendres toutes traces de domination »

La conviction que « l’humanité est partout, elle est ce qu’on en fait et comment on la façonne, elle est nos propres règles, elle est chacune de nous ».

L’essai de Charlotte Puiseux se termine par un dernier poème où ses mots poétiques rencontrent ses mots politiques, où ses maux physiques se font écho à toutes les formes de discrimination.

Il y a un rythme poétique dans ce parcours de vie.

« L’envie d’en découdre » qui revient comme la musique des rimes qui jalonne sa vie. L’envie de comprendre qui se fait mélodie. L’envie de « crier à l’injustice », le tempo. L’envie de « parader en se parant des coups reçus » comme on se pare de bijoux.

Ce n’est pas un texte écrit par une petite chose fragile, c’est un texte écrit par un esprit vif au cœur bouillonnant, un volcan en éruption, la vibration de ce texte est celle de la lave en fusion. Tenez-vous prêt.e.s pour l’irruption.

(1) p 16 I. Ma colonne brisée grandir à l’ombre du validsime.

(2) p 21 I. Ma colonne brisée grandir à l’ombre du validsime.

(3) p 9-10 Préface. De chair, de fer et d’encre.

(4) Mike Oliver, The Politics of disablement, Macmillan Education, Londres 1990

(5) p 57-58 II. Replacer le handicap dans un enjeu sociopolitique