Réinventons l’amour avec Mona Chollet

Quand j’ai eu entre les mains ce précieux livre, je me suis remémoré les précédents ouvrages de Mona Chollet et les déclics qu’ils avaient déclenchés en moi. J’attendais donc avec grande impatience – me délectant d’avance des passages de génie que j’allais découvrir – ce nouvel opus plein de promesses et je n’ai pas été déçue. 

L’intime est politique, comme le clament souvent les féministes. Et quoi de plus intime que l’amour ? Mona Chollet – pilier du féminisme actuel et même prêtresse pour certain·e·s – s’attaque cette fois à l’amour hétérosexuel et décrit comment celui-ci est saboté par le patriarcat. Partant d’anecdotes personnelles et allant vers des analyses poussées des relations de pouvoir et de domination au sein des couples ou délivrant des thèses parfois inédites sur les causes des violences conjugales et des dysfonctionnements amoureux, illustrées par des exemples concrets de sa connaissance, elle livre par ce texte dense mais plaisant à lire un volume passionnant sur l’amour, avec constat et possibles solutions. Elle rend son intimité publique et politique, en faisant résonner ses petites touches de vie privée avec de grandes théories.

Comme Victoire Tuaillon, qui se présente ainsi dans l’introduction du podcast « Le Cœur sur la table », Mona Chollet est une grande amoureuse : « L’amour me donne le sentiment d’augmenter un grand coup la flamme sous le chaudron de la vie, au point de la dilater, de la densifier, un peu comme le fait d’écriture. Comme l’écriture, il m’aide à faire corps avec le monde. »

Ce sentiment si indescriptible prend vie et réalité entre ses mots si justes : « Un cadeau nous tombe au creux des mains : une complicité enivrante, une intimité immédiate et follement bienveillante avec quelqu’un qui peut nous être totalement inconnu. Ce big-bang engendre une énergie qui pourrait nous faire faire trois fois le tour de la Terre. » Elle raconte donc les belles histoires, les battements de cœur et les papillons dans le ventre, mais il y a un mais. Un obstacle, pas franchement infranchissable, mais plus que dérangeant : le patriarcat et toutes ses composantes, qui annihilent espoirs de communion et de réciprocité dans les relations amoureuses.

Pourquoi ce sujet ?

Peu de féministes se sont attaquées à ce monument, à ce vaste thème qu’est l’amour. C’est un sujet vu comme féminin, très longtemps déconsidéré mais il revient sur le devant de la scène grâce à Mona Chollet, à Victoire Tuaillon ou à Mymy Haegel notamment. On n’y voit pas « une quête intellectuelle légitime, mais une faiblesse embarrassante ». C’est ainsi également que beaucoup ont considéré à son époque l’intérêt de la grande afro-féministe bell hooks pour l’amour comme sujet d’études.

Par ailleurs, l’amour hétérosexuel ne se place pas sur l’autel d’un féminisme révolutionnaire. L’autrice qui osera s’y intéresser se « condamne à rouler lamentablement au pied du podium de la radicalité féministe. » Mais il concerne pourtant tant de personnes que ce livre est bienvenu et nécessaire.

Mona Chollet comprend ses amies lesbiennes qui la chahutent et ne se privent pas de moquer ses relations. Elles auraient tort de s’en priver, nous dit-elle. Mais l’autrice aime « les tensions, les discordances. ». Elle écrit : « Je leur trouve une fécondité et un intérêt particuliers. Quand je lis Alice Coffin, je me rends compte que mon féminisme ne sera jamais aussi décomplexé que le sien. Son désir lui laisse les coudées franches, alors que le mien induit une part irréductible de tiraillements et de ces conflits de loyauté. »

L’autrice écrit l’amour installé, ce qui est difficile et peu entrepris. Ennuyeux, me direz-vous ? Car la vie à deux est « prosaïque, bourgeoise » ? Pas forcément. Les gens heureux n’ont pas d’histoire, à ce qu’il paraît. Mona Chollet leur en donne une. 

Elle s’emploie tout au long de l’ouvrage à montrer avec force que malheureusement tout n’est pas idyllique dans l’amour, bien souvent entaché de sexisme et fortement mis à mal par l’omniprésent patriarcat, et ce depuis des siècles et des siècles. Elle voudrait fermer les yeux mais ne peut continuer à voir l’amour hétérosexuel, comme exempt de toutes problématiques de domination et d’oppression. « Je panique un peu à l’idée de toucher à l’édifice de représentations et de croyances qui, depuis toujours, sert de support à l’une de mes pulsions vitales les plus essentielles. Mais il devient difficile d’ignorer les attaques qu’il subit. »

L’amour n’échappe donc pas à la règle, il a besoin d’être déconstruit. C’est malencontreux mais c’est ainsi. L’on se doit d’analyser tous les mécanismes d’oppression et d’inégalités qui nous habitent dans ce domaine que l’on croit parfois, à tort, comme détaché de tout, provenant de sentiments purs et sans lien avec nos vécus ou avec la société. Même s’ils peuvent comporter une certaine magie, les sentiments sont bien en prise avec toutes sortes de conditionnement sociaux.

Mona Chollet montre que la sociabilisation différente des filles et des garçons crée deux types caricaturaux de personnes, qui doivent se battre bec et ongles (enfin, surtout les femmes) pour avoir des relations équilibrées. On ne correspond pas tous totalement à ces types mais on peut y retrouver bien souvent un peu de nous, dans des comportements, des attitudes, ou même des rébellions : « Ces scripts produisent d’un côté une créature sentimentale et dépendante, aux demandes tyranniques, qui surinvestit la sphère affective et amoureuse, et de l’autre un escogriffe mutique et mal dégrossi, barricadé dans l’illusion d’une autonomie farouche, qui semble toujours se demander par quel dramatique manque de vigilance il a bien pu tomber dans ce traquenard. »

Comme bien avant elle Monique Wittig et les féministes matérialistes ou encore bell hooks, ou plus récemment Liv Stromquist et Victoire Tuaillon, Mona Chollet nous apporte des prises de conscience salvatrices sur l’emprise qu’a la société patriarcale sur l’amour hétéro. Nous sommes piégées dans des schémas qui nous font souffrir, nous emprisonnent, nous amoindrissent. Il est temps de les comprendre et de s’en libérer.

L’amour, une histoire de femmes, vraiment ?

On éduque les femmes à considérer que l’amour est tout, à attendre le grand amour, l’Amour avec un grand A, le prince charmant. Mona Chollet prend l’exemple de l’effet qu’a produit sur elle la lecture de Passion simple, d’Annie Ernaux, lorsqu’elle était lycéenne. 

« La manière féminine d’aimer que Passion simple illustre parfaitement m’était déjà intensément familière. Maintenant, elle m’épouvante, mais, à l’époque, je lui trouvais quelque chose de sublime. Je ne voyais pas le problème avec cette décoloration, cette répudiation de tout ce qui ne concerne pas l’être aimé, qu’Annie Ernaux décrit si bien. […] Je ne comprenais pas qu’il me revenait, à moi et à personne d’autre, d’apposer des touches de couleur sur tous les aspects de ma vie, de les penser, de les cultiver, d’en prendre soin, de les apprivoiser, de les aimer, au lieu d’attendre une sorte de sauveur improbable qui ferait magiquement disparaître la morne réalité ordinaire. »

L’attente et la souffrance amoureuse seraient le lot des femmes. On leur inculque l’idée que cela est normal. Comme dans Belle du Seigneur où Ariane passe son temps à se préparer et à attendre.

Mona Chollet l’écrit, il serait temps de rééquilibrer tout cela : “Nous le survalorisons, mais je crois que les hommes le sous-estiment”. Les femmes s’investissent plus dans les relations amoureuses. Cela est dû pour partie à l’apprentissage de la soumission et du dévouement. Les filles sont nourries d’images qui vont dans ce sens : “On éduque les femmes pour qu’elles deviennent des machines à donner, et les hommes pour qu’ils deviennent des machines à recevoir.”

Une autre explication réside dans l’histoire que les femmes ont avec la dépendance aux hommes, dont il reste des stigmates, forcément. “Pendant des siècles, c’est uniquement du mariage, de leur lien avec un homme, qu’elles ont tiré leur statut social et économique, leur identité.” On le comprend, difficile de tout changer en un coup de baguette magique.

Ces relations de dépendance aux hommes – économiques mais aussi affectives –, insidieuses, inconscientes ou tout à fait assumées, façonnent, inhibent, maintiennent finalement dans un confort inconfortable.

« L’infériorité féminine est encapsulée dans notre imaginaire amoureux »

Les femmes doivent se faire petites pour plaire. L’érotisation vient du déséquilibre, de la domination et de la soumission. C’est en tout cas ce qu’avancent les réacs, « notre organisation sentimentale repose sur la subordination féminine » Mais Mona Chollet nous explique qu’il est temps de renverser la vapeur, ou plutôt d’insuffler de l’équilibre.

Les femmes doivent être minces, musclées (mais pas trop). On supporte assez peu l’expression de la force chez les femmes. Elle cite Alice Zeniter qui a analysé l’image de la femme séduisante dans la littérature : « ces hommes bavent devant des femmes aussi fragiles que des poupées de porcelaine. »

L’autrice expose de nombreux exemples où « les hommes n’aiment pas les femmes intelligentes » ou tout du moins ont du mal avec des femmes dont la réussite est plus éclatante que la leur. Tout cela est construit, fabriqué. Grâce à une approche excitante, elle exhorte à prendre conscience de ces schémas et à érotiser l’égalité.

En racontant l’histoire, coloniale notamment, qui a permis la fétichisation amoureuse et sexuelle des femmes racisées, Mona Chollet explique la persistance de stéréotypes forts concernant les femmes noires – supposées fortes et agressives – et les femmes asiatiques – supposées douces et soumises. Elle décrypte également le « fantasme de la beurette », catégorie très populaire sur les sites porno. Bien sûr les goûts sont personnels, subjectifs et ne se discutent pas mais lorsqu’il s’agit d’une tendance, elle est à étudier. Les « goûts, là encore, sont tributaires des préjugés et des représentations en circulation dans nos sociétés, dont nous sommes forcément imprégnés ».

Violences conjugales, les « enfants sains du patriarcat »

Dans un chapitre éprouvant à lire – et qui l’a été aussi à écrire –, Mona Chollet étudie les ressorts qui permettent la violence conjugale. Les hommes violents, plutôt que des pervers narcissiques, des monstres isolés, ou de bons gars qui auraient fait une sortie de route, seraient des « enfants sains du patriarcat » (terme emprunté à la thérapeute Elisende Coladan).

«  Alors qu’elle est innocente, la femme victime de violences se laisse persuader qu’elle est coupable. Et, alors qu’il est coupable, l’homme, habitué à considérer que tout lui est dû, se pense toujours innocent, quand il n’estime pas carrément être la victime. »

Les femmes se construisent avec un sentiment d’infériorité, de honte, d’incapacité, une propension forte à la culpabilité. Comment regagner la confiance en soi ? « Comment fait-on pour acquérir une assurance et une estime de soi dont on a été historiquement privée ? »

Dans un mouvement inverse, dans la littérature, les hommes sont légion à raconter leurs souffrances et les ruptures, allant même jusqu’à justifier les meurtres. « Dans les récits couillus de passions ‘maudites’ qui encombrent nos bibliothèques et nos filmothèques, les meurtres de femmes s’entourent d’une aura romantique, voire héroïque. »

Mona Chollet revient aussi sur l’aberrant traitement journalistique réservé au féminicide de Marie Trintignant, perpétré par Bertrand Cantat, qui bénéficia d’une indulgence étonnante. Une vision pseudo-romantique s’est étalée partout, à part sous la plume de quelques femmes, dont Nelly Kaprièlian, qui ont vu ce meurtre à sa juste valeur, celui d’une femme rouée de coups, assassinée.

« En plus d’anoblir la violence contre les femmes au nom de l’amour, cette culture de la domination promeut la figure de l’artiste ou de l’auteur masculin comme un génie auquel on doit une révérence absolue, et chez qui le processus de création justifie les pires agissements à l’égard de ses proches, mais aussi de toutes les anonymes qui passent à sa portée. »

Ce chapitre, qui comporte beaucoup d’exemples de féminicides – dans toutes les classes sociales –, analysés à l’aune des rouages oppressifs de la société patriarcale, était plus que nécessaire car ces violences sont très prégnantes, à un plus ou moins fort degré, dans les relations hétérosexuelles.

Les bienfaits de l’indépendance et de la réinvention

Un peu comme dans Sorcières, l’autrice nous livre une leçon sur les bienfaits de l’indépendance. « Devenir indépendante signifie donc remettre de l’ordre en soi, et non renoncer à toute vie sexuelle ou amoureuse – loin de là. » Quelques clés sont données : ne pas mettre son identité entre parenthèses au profit de l’autre, ne pas s’amoindrir, s’affaiblir, jouer “au petit chat” pour plaire. Elle le confesse, elle l’a fait aussi avant de prendre conscience que c’était néfaste pour elle et pour son couple : “Il est assez probable que j’ai moi aussi intégré l’idée que mimer la faiblesse et l’impuissance – au risque de cultiver une faiblesse et une impuissance réelles – était une manière appropriée de manifester de l’amour à un homme et d’en recevoir.”

Mona Chollet fait l’éloge du logement séparé dans un couple, afin de ne partager que les bons moments, de pouvoir jouir de la solitude. Chacun·e s’occupe de ses travaux ménagers. Cela reste un idéal pour l’autrice. Évidemment, il ne peut pas être applicable pour tous·tes, pour des raisons financières notamment.

Réinventer l’amour est une sorte de bilan très documenté des analyses dans le domaine, avec des éclairages neufs, des anecdotes personnelles savoureuses et une plume toujours aussi agréable à lire. Comme dans les autres best-sellers de Mona Chollet, la subjectivité a la part belle, et tous les types de relations hétérosexuelles ne sont pas étudiés, mais cela est assumé.

Ce n’est pas un livre déprimant, mais une ode à l’amour emplie d’optimisme et d’espoir : « Le Déni ne nous sauvera pas. Alors, autant faire le grand saut, affronter les questions qui surgissent en démontant l’édifice dans l’espoir d’en reconstruire un autre, plus beau et plus solide. »