Les idées noires de Laure Gouraige

Identité. On a besoin d’une carte d’identité, et donc d’une carte géographique, aussi ? Est-ce que la couleur peut-être une identité ? Et les origines, sont-elles toujours visibles ou géographiques ? Qu’est-ce que je suis ? Je suis… je suis… je suis… répondre est difficile. Avoir est plus simpliste qu’être.

Et quand les origines sont multiples, mélangées, métissées, hybridées, à quoi l’identité est-elle résumable ?

« Vous vous réveillez un matin. Vous êtes noire. »

Un matin, la narratrice pense encore être la femme qu’elle était la veille. Elle reçoit un message sur son répondeur et en vient à se poser des questions sur elle-même, sur la façon dont elle est perçue par les autres. A partir de là, son propre reflet dans le miroir va changer .

« Les idées noires » ou les idées de couleur ?

C’est une femme de trente ans, l’âge des possibles n’est pas terminé, mais l’être est un brin perdu et névrosé. Cette traductrice de l’allemand vivote sous sa couette, sans révélation sur sa vie, entre son rêve avorté de devenir vétérinaire, son énergie décanalisée et ses cheveux rebelles.

Jusqu’au jour où un message anonyme est laissé sur son répondeur : une journaliste radio souhaite recueillir son témoignage sur le racisme dont elle est victime. Racisme anti-Noirs. Noire ? L’information lui avait totalement échappé ; désormais elle l’obsède. Que pourrait-elle dire dans une telle émission ? Elle se réveille « noire » et devient donc noire. Dès lors, la couleur de son être l’obsède. Elle se demande si elle peut ou doit être définie par une couleur, si tant est que le noir soit une couleur, n’en déplaise à Soulages.

La narratrice se voit donc affublée par un adjectif étrange auquel elle n’est pas habituée, elle se sent affublée d’une origine, d’une appartenance à une espèce, comme un animal, comme un dinosaure ou une tortue. Alors, elle s’interroge…

« C’est un objet encombrant une identité. » 

Bien souvent, ce sont les autres qui nous l’attribuent, quitte à nous enfermer dans une case, sans forcément traduire « case » par lieu d’habitation.

Elle se rend à l’émission sur Radio Autre et est orientée par erreur dans une émission consacrée aux discriminations envers les gauchers. Le sourire est là.

Fausse gauchère, fausse noire, fausse blanche, faux semblant ? Le roman a l’air drôle, quand on le commence. L’humour, comme un film, comme un sketch sur « les Noirs ».

Et puis elle part. Dans l’obsession, l’interrogation, l’initiation à ses origines, la carte géographie de l’identité à explorer. La ségrégation, le séparatisme est peut-être partout mais elle n’avait jamais suffisamment pensé à l’interroger. Puisqu’il ne faut pas. Surtout en ce moment, puisque l’identité est débattue et rebattue partout en France. On ne voit pas quand les personnes sont noires, on n’est pas raciste car on a un ami noir, etc…

Mais qui est cette femme ?

Née à Paris d’un père haïtien et d’une mère française, la jeune femme affiche toujours la même couleur de peau « d’un jaune grisâtre ». Ses cheveux sont lisses, en tout cas lissés par elle, ils ne sont donc pas crépus. A la limite, bouclés. Elle sait qui elle est. Du moins, elle le croyait.

« Vos cheveux sont raides, vous les lissez depuis quinze ans. Vous seriez plus sincère avec vos boucles. Votre peau d’un jaune
grisâtre, le teint abject qu’elle revêt en hiver, ne raconte rien de votre soleil. Ce que vous êtes, votre totalité est décevante. Je suis décevante, dites-vous. Vous ne pouvez témoigner de rien. Vous n’êtes pas vraiment noire.
»

Elle n’a pas de nom : elle, et tous les personnages, sont réduits à leur fonction, aux lieux (hostiles ou non) ou à leurs rapports aux autres.

« Noire » a tout changé. Du moins, ce mot a changé le regard porté sur elle, par les autres, mais aussi par elle-même, dans le miroir.

Noire pour la journaliste, blanche pour un homme noir qui l’accuse d’être raciste, elle sera égyptienne pour un passager du RER, pas peu fier de ne jamais s’y tromper. 

« Vous ne supportez plus d’être à la merci des gens. Un jour vous êtes noire, le lendemain on s’en moque. Les autres sont les moins fiables de tous », 

Qu’est-elle ? elle seule le sait. Mais quoi, elle découvre qu’elle doit se le demander. Être est l’essence, l’essentiel, donc, de la vie d’un être.

Elle pense, dans un long monologue, à ce retard sur son être, elle se vouvoie, devenue étrangère à ses yeux. Et ce « vous » montre la narratrice du doigt. On la regarde, on l’observe, car nous aussi on a besoin de comprendre ce qui s’est passé.

Et, comme la narratrice, nous voilà à la fois hors de nous et à l’intérieur d’elle, armés de mots, d’adjectifs et de noms, pour regarder ce que l’interrogation sur l’identité cause à notre société et aux individus.

Elle compulse dictionnaires, sites Internet, ainsi que des ouvrages sur la ségrégation aux États-Unis. Elle sent qu’elle doit, même si elle n’est pas sûre de comprendre pourquoi, répondre à l’appel ?

« Cette journaliste demande l’impossible. Je cherche un vrai Noir, mais pas trop noir, juste la teinte en dessous, en bref, un Noir qui existe. C’est un tel fouillis, revenez à l’essentiel. Pour un sujet aussi grave, la voix de votre journaliste est bien enjouée. Pourriez-vous témoigner du racisme anti-noir dont vous êtes victime, tralalalalalalalalère. Ça sent le traquenard. Pas de lieu, pas de nom, aucun détail sur la chaîne de radio. C’est la garantie d’être kidnappée par une station fin de siècle. La journaliste s’adresse à vous sans hésiter. Elle vous connaît.« 

La narratrice part, donc, vers les questions soulevées, un voyage identitaire, sans carte mais avec des questions sur soi à soi, dans le passé, vers les origines, en spirale, à se laisser vaciller entre présence, absence, vide, recommencement. Quelle aventure !

Ainsi commence une quête périlleuse ponctuée de nombreux déboires, de Paris à Haïti, en passant par les États-Unis.

« Une île, c’est ce qui demeure quand tout a disparu » 

Le chemin sera sinueux pour la narratrice, qui avance avec un « trou dans le ventre ». Ce dernier a pour nom Haïti. Une « absence présente », Haïti, le pays natal de son père où elle n’a jamais mis les pieds, même après la mort de sa grand-mère chérie.

Mais elle ne maîtrise ni le créole ni la cuisine. De cela, elle a honte. Le sentiment d’imposture revient, tenace. Un voyage à Port-au-Prince suffirait-il à le réparer ?

« L’ignorance c’est vous. Vous êtes un creux parmi les vivants. Ici un peu moins qu’en face. Sur votre rive vous vous sentez protégée. C’est l’avantage de l’exil, on laisse mourir les gens qu’on aime à 7000 kilomètres, on fait semblant de s’en foutre jusqu’à dépérir soi-même »

Trouver son identité, comprendre Haïti, aussi, puisqu’il est dit qu’il faut connaître ses origines pour comprendre qui on est, aujourd’hui.  Une moitié d’origine, pour une métisse, une « moitié d’île », puisque la terre est partagée avec la République Dominicaine et que cette terre est complexe, en histoire, en identité, en richesse d’âmes et en beauté littéraire. Ils sont si nombreux, les écrivains Haïtiens uniques et talentueux.

Elle le sait, la narratrice aux « idées noires », car elle les a lus pour nourrir son être, sans idéologie préfabriquée.

Elle s’est documentée , en livres, en films, en musique. Elle a essayé de comprendre la part noire de son être, quel que soit le sens donné au mot « noir ».

Un récit subtil et singulier

Un monologue et une quête de soi désarçonnants, abordant avec justesse et sagacité l’absurde questionnement de ce qui pourrait nous définir, et la question de l’identité et de la stigmatisation.

Ce livre voit nos certitudes s’envoler et révèle des croyances simplistes, binaires et naïves. Le paraître renvoie au besoin de partir trouver la part des choses car la réalité s’encre et s’ancre.

Et pour servir cette compréhension de soi pour expliquer ses « origines » hybridées, amalgamées, désidentaritées par la sédentarité idéologisée, un humour corrosif et une plume aussi sagace que juste.

Ce roman à la fois railleur et bouleversant remuera aussi bien le lecteur que son héroïne.

Cet article est partagé généreusement par Margot qui l’a publié sur Cultures Sauvages.