« Je suis une chose qui commence » : Deviens celle que tu es d’Hedwig Dohm, une pionnière du féminisme allemand.

Lire Hedwig Dohm en 2023, c’est être un peu perdu•e dans l’espace-temps. Ses mots sont tellement actuels que l’on aurait tendance à imaginer son héroïne, Agnès Schmidt, comme une femme des années 1970 s’éveillant aux questions féministes. Sauf que Deviens celle que tu es[1] a été édité pour la première fois en Allemagne en… 1894 ! Véritable pionnière du féminisme allemand, Hedwig Dohm est enfin rééditée en France chez Corti, dans une superbe traduction de Marie-France de Palacio.

C’est dans un hôpital psychiatrique, à travers les yeux de son médecin référent, le docteur Behrend, que nous découvrons Agnès au début de cette nouvelle. Femme aux lubies un peu ridicules ? Veuve ayant sombré dans la folie ? Vieillarde en perte de repères ? Un peu tout cela à la fois pour l’équipe médicale. Dans un moment de lucidité, Agnès confie son journal intime à son médecin. Il en découvre alors le contenu en même temps que les lecteurices d’Hedwig Dohm. Ce procédé narratif permet à l’autrice de renverser le point de vue et donne un espace d’expression totalement libre à sa narratrice.

Devenue veuve à 55 ans, Agnès se met à écrire ses questionnements, ses doutes, ses réflexions naissantes. Ce qui déclenche cet acte d’écriture, c’est la prise de consciente douloureuse de son absence de but : « Peut-être est-ce justement cela qui me ronge, d’être encore là sans savoir à quelle fin ? » Comment occuper son temps lorsque l’on a passé sa vie à vivre et agir pour les autres ?

« On m’avait enchaînée. Maintenant je me suis libérée et je déambule, errante, dans le monde, nouveau et étranger, et peut-être pourrais-je provoquer quelque désastre, mais voici qu’apparaît déjà une nouvelle chaîne : l’âge. »

            La vieillesse, et plus précisément celle des femmes, est l’un des thèmes majeurs abordés par Hedwig Dohm dans ce texte. L’héroïne se questionne sur ce qu’elle pourrait s’autoriser à faire maintenant qu’elle a retrouvé l’usage intégral de son temps. Mais le poids de la société pèse à la fois sur ses réflexions et sur l’image qu’elle a de sa propre personne. Aux yeux de ses proches, elle est une vieille dame, une grand-mère, une veuve ; au plus profond d’elle-même, elle se sent submergée par de nouvelles envies. Lire, aller au musée, voyager. Errer dans un parc, s’émerveiller de la nature, s’émouvoir face à un jeune homme qui aurait pu être son amant quelques dizaines d’années plus tôt. Lâcher ses cheveux gris sur ses épaules, se coudre une robe semblable à celles de Marie-Antoinette, porter une couronne de myrte. « Je suis curieuse de moi-même. », écrit-elle.

            Comme une vague, le flux et le reflux de ses pensées et de ses désirs la mènent de l’exaltation au désespoir. Car commencer à questionner sa condition, c’est entamer une chute dans le puits sans fond des injustices subies par les femmes. Et c’est précisément dans ces prises de conscience que le texte d’Hedwig Dohm éblouit par sa modernité. Ce sont toutes les questions soulevées par les mouvements féministes du XXsiècle qui sont effleurées les unes après les autres par Agnès avec une grande clarté d’esprit, une perspicacité qui finira par la faire sombrer dans une forme de folie. C’est un paradoxe bouleversant et Hedwig Dohm le met en mots avec brio. Agnès prend pleinement conscience d’elle-même et se trouve parfois dépassée par ses propres pensées et par la puissance de ses émotions. Elle est par exemple prise d’une grande colère lorsqu’elle appelle, ni plus ni moins, à abolir le système de domination des hommes sur les femmes :

« Pourquoi fallait-il que je vive comme j’ai vécu ? parce que je suis une femme et parce qu’il est écrit sur d’antiques tables de lois en airain comment la femme doit vivre ? mais cet écrit est faux, il est faux !

Pourquoi personne n’a-t-il effacé cet écrit si faux ? Parce qu’on ne peut pas effacer les lettres d’airain ?

Alors qu’on anéantisse les tables, comme Moïse le fit au Sinaï. Qu’on les anéantisse ! »

Le système patriarcal démasqué dès 1894. Et Agnès ne se contente pas d’une pensée autocentrée, elle fait le lien entre sa condition et celle de ses filles, mais aussi de toutes les femmes, et plus largement encore de la société dans son ensemble : tous et toutes victimes d’une domination mortifère.

« L’injustice que l’on a commise à mon endroit, on l’a commise envers tout le monde. Ce qui en moi veut être délivré veut simultanément délivrer d’autres que moi. Empêche-t-on un arbre de croître, on tue aussi les fruits, on tue l’ombre qui aurait apporté de la fraîcheur aux autres. »

Sororité, inclusivité, convergence des luttes… Des termes bien anachroniques auxquels l’on pourrait ajouter celui d’écoféminisme. Car il faudrait aussi parler des pages magnifiques de lyrisme dans lesquelles la narratrice – et donc l’autrice – décrit la nature qui l’entoure durant ses voyages, sa beauté magistrale, l’absurdité des hommes qui se croient au-dessus de toute cette splendeur. Mais le texte est court, et il faut en laisser à la découverte. Après la nouvelle, une postface écrite par la Marie-France de Palacio est à ne surtout pas manquer. La traductrice nous en apprend plus sur la vie d’Hedwig Dohm et sur les motifs qui parcourent son œuvre : fascinant !

            Lire Hedwig Dohm en 2023, c’est s’émouvoir et enrager face à la similitude des revendications féministes qui s’expriment près de 130 ans après l’écriture de ce texte.

Tant a changé, et finalement si peu.


[1] Deviens celle que tu es, Hedwig Dohm, traduit et postfacé par Marie-France de Palacio, éditions José Corti, 2023.