Les féroces romans d’Adeline Dieudonné aux confins de l’amour

On avait découvert Adeline Dieudonné, talentueuse autrice belge en 2018 aux Éditions de l’Iconoclaste avec La Vraie Vie, drame social dans un monde familial bancal et barré, vu des yeux d’une jeune héroïne, scientifique et brillante. Kérozène avait surgi en 2021, recueil de nouvelles mordantes ayant pour unité de lieu une station-service et quelques personnages récurrents, puis le court Bonobo Moussaka en 2022. Cette année, Adeline Dieudonné est revenue avec Reste, son roman qui paraît comme le plus abouti, si c’était encore possible, mettant en scène une histoire d’amour incroyable, plus solide que la mort. En réalité, l’autrice décline les variations autour du sentiment amoureux, ces faces cachées de l’amour qu’il soit choisi, fraternel, subi, volontaire, éperdu, illégal.

Dans La Vraie Vie, « Les gros mangent les petits »

L’héroïne, jamais nommée, 10 ans au début du roman, raconte sa vie dans son quartier, en compagnie de son frère Gilles, 6 ans, à qui elle voue un amour fraternel sans faille. Suite à un traumatisme à l’heure du goûter chez un marchand de glace, Gilles va s’enfermer dans le mutisme et une absence qui va peu à peu « se remplir d’un truc incandescent, pointu et tranchant », état duquel la jeune narratrice va s’évertuer à le faire sortir.

Le père, figure pivot du roman, est décrit comme « un homme immense, aux épaules larges, une carrure d’équarrisseur (…). Des mains qui auraient pu décapiter un poussin comme on décapsule une bouteille de Coca » , lorsque la mère est, en revanche transparente « Elle devait ressembler à une forme de vie primitive, unicellulaire, vaguement translucide. Une amibe. ». L’emprise très forte de la figure paternelle qui détient tous les attributs toxiques du genre humain (chasseur braconnier, alcoolique, violent, pervers) ainsi que l’absence absolue d’amour dans le binôme parental va par un jeu d’ombres et lumières, servir de prisme à d’autres vagabonds des pages de ce premier roman. Monica, voisine aux allures de Baba Yaga, auréole le récit de poudre de fée un peu barge, La Plume et le Champion, jeune couple de voisins qui provoquera les premiers émois de la fillette, Pavlovic le scientifique et sa femme Yaëlle au visage dévasté, sont autant de modèles qui vont émailler et enrichir le parcours initiatique de la narratrice.

Dans cette histoire où les perruches évadées d’un zoo volent en liberté, où une hyène empaillée règne en patronne sur le foyer, où une casse de voiture sert de terrain de jeux et où les chèvres de la mère qui paissent autour de la maison ont du souci à se faire, on discerne une dénonciation à peine voilée de la puissance de l’enfermement volontaire, dont la routine amoureuse fait partie. L’autrice condamne également la virilité toxique au travers des figures masculines complètement cinglées et leur emprise néfaste et effroyable sur l’entourage.

Le retour vers le futur fantasmé tout au long des pages trouvera son paroxysme dans une chute magistrale.

Kérozène, la chasse au trésor de la vie

Sans se départir de son humour grinçant, l’autrice, tout à son style assourdissant et insaisissable, signe ensuite un deuxième roman pour le moins critique de notre société infernale dont la forme est elle-même un sujet à part entière. Aux allures de chapitres, les saynètes sont brossées sous forme de nouvelles qui nous amèneront à un final plus cousu qu’il n’y paraissait au début.

En effet, ce livre hybride ressemble au tableau la Maison au bord de la voie ferrée de Hopper où les lignes sont acérées et taillées crues, laissant la place au flou et à l’imagination. Adeline Dieudonné y dissèque des petits bouts d’existences débridées, loufoques, parfois absurdes, dans son style noir, toujours imagé et écrit dans sa si particulière poésie, comme ce personnage décrit avec « une grande traînée de faiblesse sur chaque joue. ». Au cours d’une soirée d’été à 23h12 dans une station service, un cortège singulier va s’animer autour de 14 personnages (sans compter un mort et un cheval) qui vont vivre, échanger, parler, faire l’amour.

« J’avais sept ans et les adultes disaient « l’été s’en va », « le printemps arrive », alors je croyais que les saisons étaient des personnes. Des sorciers, ou des créatures magiques qui venaient vivre ici quelques temps, puis s’en allaient. Des créatures si puissantes qu’elles emportaient leur chaleur ou leur neige avec elles. »

Bonobo Moussaka : vous reprendrez bien une assiette de cynisme ?

La plume acerbe, caustique et imagée de l’autrice décortique dans ce court monologue paru aux Éditions Iconoclaste Théâtre, le temps d’un soir de Noël la table dressée et les personnalités de ses convives. Tantôt drôle, tantôt éclairée, toujours pointue, Adeline Dieudonné nous ravit avec un texte très bien troussé, la chute est dérangeante à souhait. Il est question ici du piment de l’intelligence relationnelle, de celles et ceux qui s’en sortent mieux que d’autres dans la loterie de la vie.

La relation amoureuse dans le couple est à nouveau égratignée : Muriel et Philippe, les époux Rottweiller, Martin et Françoise, le duo Labrador, et le couple fusionnel arrangeant des parents de la narratrice.

«  Quand mon père regardait ma mère, il ressemblait à un marin perdu sur une plage qui voit l’océan s’ouvrir devant lui et Vénus en sortir nue dans un halo de lumière à la fois douce et aveuglante, lévitant à quelques centimètres du sol et s’approchant de lui pour lui offrir la grâce divine du bout de ses doigts fins comme du cristal, dans un geste plein d’une compassion légèrement teintée de mépris ».

Bonus : le titre incongru de cet opus est expliqué dans le roman et la signification est absolument parfaite !

Reste, aime moi encore, toujours, à jamais

Avec Reste, pas d’entourloupe, on se situe dans une fiction linéaire : ce couple adultère au long court est constitué de lui, M., un corps mort depuis quelques minutes lorsque démarre le récit, et d’elle, un corps vivant et bouillonnant. La narratrice, qui ne peut se résoudre à tirer un trait sur l’amour de sa vie pour une cause aussi triviale que le passage de vie à trépas de son amant, va se confier dans deux lettres, adressées à la femme de M., pour quémander ce droit à être l’Autre, pour réclamer sa part dans la préparation des funérailles, dans l’inévitable au revoir. Pour exister. Dans cet intervalle, elle reste avec le corps aimé et commence son inimaginable deuil aux côtés de ses chairs en décomposition .

Adeline Dieudonné décrit la portée universelle des questions d’amour, lorsque l’habitude et la servilité viennent bousculer la passion, lorsque les compromis adviennent trop souvent et pèsent dans le quotidien, quand le flot des angoisses individuelles prennent le pas sur les envies propres. Au travers de sa narratrice qui se retrouve embarquée malgré elle dans un dernier (macabre) transport amoureux, la romancière égratigne de coups de plume très scéniques, sans condescendance, le classique scénario de la vie de famille.

« J’ai repris une gorgée de vin en observant une famille à quelques mètres de moi, papa, maman, deux petites filles, standard. La femme, enceinte, semblait épuisée. L’une des petites lui a réclamé à manger. (…) L’autre gamine, un peu plus jeune que sa sœur, a voulu aller aux toilettes. La mère a jeté un regard fatigué vers le lac, dans lequel son mec se les gelait depuis trop longtemps. Il s’était éloigné vers le ponton, hors de portée de voix, pas con. Elle a soupiré, a soulevé son ventre plein, pris ses deux héritières par la main.(…) Comment faisait-elle ? pourquoi s’infligeait-elle ça ? Ce moment sur la plage, ces vacances, on les avait vendues comme une récompense, l’aboutissement de plusieurs mois de labeur (…) Et son mec, inutile, en train de barboter comme un abruti. (…) Elle le détestait, j’en avais la certitude. »

On connaissait déjà l’écriture d’Adeline Dieudonné très imagée. La métaphore ou l’illustration est toujours à propos, souvent drôle, le récit est parsemé de références musicales. On vit cette aventure comme on passe la tête par la fenêtre d’une voiture lancée à pleine allure, en apnée, les yeux qui pleurent, la gorge sèche. On s’interroge sur la portée des sentiments (« ne jamais se perdre, tout en s’abandonnant »), la frontière entre un amour plus fort que tout et l’anéantissement de la conscience par l’intensité du sentiment.

« Je crois qu’on ne s’aime vraiment qu’à l’ombre de la mort. Ou quelque chose comme ça. ». Ainsi, Adeline Dieudonné nous sert, à sa sauce si singulière, dans quatre variations de toute beauté, une acide version moderne des tragédies antiques.