Brûler Brûler Brûler, de Lisette Lombé : « J’écris pour les vivants, dans une langue qui s’adresse aux derniers rangs »

Elle a tatoué sur son torse « La vie, la poésie », a co-fondé le collectif L-SLAM, pratique le collage comme poésie graphique, anime des ateliers d’expression poétique et a publié au printemps dernier chez L’Iconopop le recueil Brûler Brûler Brûler : autant dire d’emblée que Lisette Lombé a la poésie dans la peau !

Le slam, c’est des mots qui claquent, en prise directe avec le réel, avec le public d’un soir qui encourage et qui accueille toutes les urgences à dire le monde, à se dire soi en engageant tout son corps dans un acte poétique vibrant d’énergie. Alors quand le slam de Lisette Lombé vient s’installer dans les pages d’un recueil, c’est une chance à saisir pour les lecteurs.ices qui poussent la porte et viennent à leur tour en prendre plein le cœur et les oreilles[1]!

Brûler, brûler, brûler est un grand livre de poésie et un acte militant. La perspective intersectionnelle domine, les discriminations de genre, de couleur de peau, de classe, d’orientation sexuelle sont autant de thématiques qui dessinent en creux le portrait d’une poétesse touchée aux tripes par les événements de son temps, loin, très loin d’une artiste retirée dans sa tour d’ivoire et imperméable à la rumeur du monde. Lisette Lombé pratique une poésie immersive, elle partage le sort de ses semblables : les mains dans le cambouis, le nez dans les odeurs de transpiration d’un cortège de manifestation, la tête lourde parfois du découragement qui menace de gagner tant les combats sont âpres à mener.

Le poème d’ouverture, « C’est le temps du vin blanc », montre l’autrice au travail et donne à voir la dimension corporelle et artisanale du métier d’écrire. Définir la poésie comme un artisanat c’est aussi aller contre le mythe – très largement masculin – du poète inspiré créant ex-nihilo grâce au souffle divin qui lui fait la grâce de le visiter. Lisette Lombé au contraire nous offre une vision de la poétesse au travail, qui énumère ses outils, feuille, papier, stylos, synonymes, listes de mots à agréger, assembler et triturer dans tous les sens jusqu’à ce qu’ils sonnent à son idée. La dimension charnelle et laborieuse de l’écriture, pourtant longtemps niée dans les traditions poétiques européennes, est ici mise à l’honneur :

« Et quand ça grippe,

quand ça ralentit, […]

changer de support.

Papier kraft, papier calque.

Changer de format.

Changer la taille des lettres.

Changer, épaisseur des mines.

Changer, couleur des encres. »

Dans la préface du recueil On ne s’excuse de rien, qui donne à entendre les voix du collectif L-SLAM, Lisette Lombé explicite sa démarche nourrie par une volonté de démocratiser la prise de parole et se défaire du sentiment d’illégitimité qui entrave. Elle revendique un renouveau poétique et s’inscrit dans « la communauté des griottes urbaines » qui « ne cesse de s’agrandir » – comme à travers la récente et réjouissante revue de poésie Soeurs qui publie des textes de poétesses unies par un souffle et des thématiques communes. La sororité n’est pas un vain mot et résonne ainsi avec force dans le texte intitulé « Cycloparade ». Chaque 8 mars à Liège a lieu une parade féministe à vélo et Lisette Lombé énumère les profils des participantes qui se côtoient et qu’elle observe avec douceur :

« Je sens l’odeur tenace de la javel sur les paumes de celles

qui n’ont pu débarquer dans ce cortège, aujourd’hui,

qu’à condition d’avoir bien fait blinquer la baraque

et bien préparé le repas de leur gaillard. (…)

Celles qui rechargent leurs batteries de sens

aux dates symboliques pour tenir le reste de l’année

académique, celles à une étincelle du cramage intégral »

Le poème dit le désespoir militant, la fatigue, le non-sens, la lassitude des combats qui aboutissent à des avancées dérisoires, l’éternel recommencement des argumentaires mille fois éprouvés face aux opposants et souvent même face aux familles, aux ami.e.s, aux amant.e.s à qui il faut expliquer encore et encore, répéter les mêmes mots, justifier de la nécessité des luttes. Le découragement ne terrasse pas pour autant la poétesse qui voit dans la manifestation un « magnifique peuple de guerrières » :

« Des casques, des scaphandres, de la limaille, des cuirasses,

des cuissardes, de la riposte en ordre de bataille,

des sabres, des kamikazes, des commandos

et des épaulettes en ferrailles précieuses.

Voilà ce que je verrais : un majestueux animal collectif ! »

Quand toutefois la gorge se serre trop, quand une « lave noire et visqueuse déboule » et étouffe les mots enfouis par la colère et la peine, les collages prennent le relais et donnent au recueil une dimension graphique, comme une ponctuation, une pause nécessaire dans le tumulte et la rage.

La pratique du vélo – dont la dimension féministe mériterait une recension sérieuse et approfondie ! –  apparaît à nouveau dans le poème qui a donné son titre au recueil, « Brûler » : une femme ou plus sûrement une toute jeune fille, pédale le cœur battant et s’échappe dans une course folle, bravant les interdits et les injonctions qui la poursuivent. Mais elle avance si vite sur sa bécane, en liberté, que rien ne semble pouvoir la rattraper… Elle roule, comme d’autres slament, affranchie, désirante, absolument vivante. Lisette Lombé ne cache pas avoir fait un burn-out en 2015, elle en a même fait un livre et une conférence poétique[2] : cette explosion du corps et de l’esprit semble aussi avoir été une naissance à la poésie. La poétesse fait sienne la métaphore du feu et ses multiples significations, entre destruction et renaissance.

Lisette Lombé pratique une poésie qui n’a rien d’un exercice de salon, d’une distraction d’esthète : elle lui restitue son pouvoir abrasif. Pour dire la révolte, la colère, le désir et la liberté, un seul mot d’ordre : Brûler, brûler, brûler !

[1]Pour aller au-delà du texte imprimé et voir des performances slam de Lisette Lombé, c’est là : https://www.lisettelombe.com/performances-slam

[2]Lisette Lombé, La magie du burn-out, Image Publique, 2017.

Brûler Brûler Brûler, Lisette Lombé, L’Iconopop, 2020