Il n’y a pas que Beyoncé, de Morgan Parker : rencontre explosive entre poésie et pop culture

Le 20 janvier 2021, nous avons assisté, sans débordement de liesse mais néanmoins avec un certain soulagement, à l’investiture de Joe Biden, désormais président des États-Unis. Or, au milieu des discours attendus et du déroulé minutieux de la cérémonie officielle, une jeune poétesse noire de vingt-deux ans, Amanda Gorman, a déclamé un texte de sa composition intitulé The Hill we climb. Un peu comme si Kiyémis ou Yseult prenaient la parole à l’Élysée un jour de passation de pouvoir… surprenant, inédit en France. Si les États ont toujours aimé s’entourer d’artistes, les entretenir et les subventionner, voir la poésie occuper une telle place reste enthousiasmant, surtout quand celle qui la compose et la déclame est jeune, douée et noire !

Tout en ayant une plus longue expérience de l’activisme poétique et féministe qu’Amanda Gorman, Morgan Parker appartient sensiblement à la même génération et l’on ne peut que se réjouir de la récente traduction de son recueil There are more beautiful things than Beyoncé, sous le titre Il n’y a pas que Beyoncé paru aux éditions Au Diable Vauvert, dont il importe ici de saluer l’audace, qui permettra de faire connaître au public francophone la vitalité de cette poésie résolument engagée dans le monde contemporain et ses problématiques.

Dans ce recueil, l’autrice livre au public quarante-deux poèmes aux titres provocateurs et savoureux comme « Il n’en veulent qu’à mon fric ma chatte mon sang », « Époque à Risques, Mec », « Paradis Xanax » ou « Laisse-Moi Gérer, Putain ». C’est aussi bien sûr la figure de Beyoncé, comme annoncé dans le titre de l’ouvrage, qui apparaît comme un fil conducteur, une inspiration, une muse. Si Queen B est évoquée dans « Blanche Beyoncé » en ces termes : « Impeccablement non révolutionnaire / Féministe officielle en vacances quotidiennes« , il ne s’agit pas pour autant d’égratigner le mythe, mais d’en faire une grille de lecture du monde moderne qui permet à Morgan Parker de penser la féminité, et notamment la féminité noire, à travers celle qui en incarne un des possibles de façon paroxystique et parfaitement assumée. Icône de la pop culture américaine – et mondiale –, Beyoncé est un phénomène musical et culturel, un symbole absolu de la réussite de la femme noire, une représentation enfin avec Jay-Z du couple d’artistes qui excellent tous deux dans des domaines différents, mutualisent les compétences et les réseaux d’influence, s’auto-engendrent dans un geste de création perpétuel et une mise en scène familiale impeccable. Mais qu’importe son statut et les projections diverses qu’elle incarne : trop vulgaire, trop riche, pas assez féministe, trop proche du pouvoir, pas assez subversive, trop noire, trop blanche… Morgan Parker imagine une Beyoncé sujette aux injonctions sociétales qui la somment d’incarner les projections des un.e.s et des autres. Ainsi « Ce que Beyoncé ne Dira pas sur le Divan », le plus court poème du recueil, évoque avec délicatesse l’universalité de l’expérience féminine :

« et si je disais j’en ai ma dose

et qu’ils ne veuillent pas entendre

qu’ils en réclament toujours une autre« 

Le talent de Morgan Parker réside en partie dans la convocation et la superposition de références culturelles multiples, sous forme de citations explicites, de références plus discrètes ou de clins d’œil complices – parfois difficiles à saisir pour les lecteurs.ices peu familiers.ères de la culture américaine, en cela le texte peut rester opaque ou nous maintenir à distance avant de nous happer par sa brutalité. Les vers du poème « Blanche Beyoncé », « Elle s’est levée comme avec un million de dollars / glissés dans une culotte de dentelle soleil perpétuel » rappellent ceux de Maya Angelou dans le célèbre Still I rise (« I dance like I’ve got diamonds / At the meeting of my thighs« ). Le titre « 13 Manières de Reluquer une Poupée Noire » fait référence au poète Wallace Stevens, très connu dans la culture populaire américaine, et souvent paraphrasé pour son poème « Thirteen ways of looking at a Blackbird » (1917). Le poème « On Ne Sait d’Où On Vient (Ou l’Origine de l’Univers) » cite l’artiste peintre et photographe contemporaine Mickalene Thomas comme source d’inspiration, en tant qu’elle entend rendre visibles les corps des femmes noires en réinterprétant des œuvres phares comme L’Origine du monde de Courbet. Cette réflexion sur la présence/absence des femmes noires dans l’Histoire de l’Art, en tant qu’objets ou sujets est subtilement évoquée dans le vers « On a des idées, des vagins, une histoire, des vêtements et une mère. ». Dans « Le Livre des Nègres », les premiers vers jouent sur un intertexte incontournable : la chanson Summertime composée par George Gershwin en 1935 pour l’opéra Porgy and Bess, maintes fois interprétée par Billie Holiday, Ella Fitzgerald et bien d’autres encore. « Summertime, and the living is easy » se trouve transformé sous la plume de Morgan Parker en « Summertime and the living is extraordinarly difficult« , elle brouille ainsi les pistes, bouleverse notre petite musique intérieure, crée un effet disruptif caractéristique de sa poésie. On regrette alors que l’édition ne soit pas bilingue afin de nous permettre de savourer davantage les subtilités, le rythme et les accents de la langue originale !

La plus belle réussite de Morgan Parker, selon moi, est sa capacité à nous surprendre et à opérer une oscillation complexe en associant des débuts de poèmes qui chantent la banalité du quotidien, les aspects les plus superficiels de notre existence, à des chutes d’une grande profondeur, comme dans « Beyoncé Fête le Mois de l’Histoire Noire », qui joue sur le double sens du mot « racines » :

« J’ai presque

oublié mes racines

ni longues

ni blondes. J’ai presque oublié

la traversée de la mer. »

De même dans « Un autre Un autre Automne à New York », ce sont les instantanés d’une vie en apparence banale – aux antipodes de celles de Beyoncé ? – que Morgan Parker soumet à son regard acéré pour finir par une pointe mélancolique et d’une grande puissance poétique tant elle rappelle l’histoire des Noirs américains, qui s’origine dans la sauvagerie de la déportation initiale :

« Je suis une pauvre

idéaliste et

j’aime avoir froid.

Je n’irai pas à la fête

ce soir, car je suis

en train de cuisiner au micro-ondes

des surgelés pauvres en gras

en regardant Wife Swap

[…] Je fume

Un joint comme une

adolescente et avale un paquet

de cupcakes d’une traite.

[…] J’habite un lieu

sans terre. »

Cette poétique de la fracture agit comme un uppercut et on comprend mieux à la lecture de ce recueil pourquoi la voix de Morgan Parker est considérée outre-Atlantique comme une voix qui compte tant. En définitive, les adeptes d’un féminisme protéiforme peuvent continuer à se déhancher avec délice sur les tubes de Beyoncé tout en lisant la poésie abrasive de Morgan Parker !

Traduction française éditions Au Diable Vauvert, 2020