Le soleil et ses fleurs : de la poésie pleine d’amour et d’engagement au goût doux amer

Dans ce nouveau recueil, soleil et fleurs, Rupi Kaur, poétesse à succès, partage sa sensibilité à fleur de peau, à travers des textes tous plus émouvants et puissants les uns que les autres.

Cette jeune femme, bien dans son époque mais ressentant colères légitimes et tristesses passagères, déroule avec justesse des thématiques féministes – malheureusement pour la plupart – intemporelles, dans des poèmes en prose lyriques et sonnants.

Un engagement contre le tabou des règles

Rupi Kaur a commencé à publier ses poèmes sur Instagram, et à y acquérir une certaine notoriété. Alors qu’elle étudie la rhétorique à l’université de Waterloo, dans le cadre d’un projet d’études en mars 2015, elle poste une photo d’elle allongée, de dos, dans son lit. On aperçoit une tâche rouge, des règles. Cette image, qui fait partie d’une série de photos ayant pour but de casser le tabou sur les menstruations, fait le tour du monde en apparaissant sur tous les réseaux. Elle explique sur sa page Instagram : « une majorité de personnes, sociétés et communautés rejette ce processus naturel. Certains sont plus à l’aise avec la pornographisation de la femme, la sexualisation de la femme, les violences et dégradations de la femme qu’avec les règles. Ils ne prennent pas le temps d’exprimer leur dégoût par rapport à tout ça, mais monteront au créneau et seront dérangés par cela. »

La plateforme Instagram supprime les photos à deux reprises (même si elle avancera bien plus tard une erreur et présentera ses excuses) mais Rupi Kaur va continuer à s’exprimer sur Facebook. La polémique va enfler et son combat devenir de plus en plus viral. Après cet engagement en images en faveur d’une déstigamtiqtation du corps des femmes, d’une lutte pour que les règles ne soient plus considérées comme une malédiction menstruelle à dissimuler, Rupi Kaur écrit, poste ses courts textes sur les réseaux sociaux. Ils ont l’allure de maximes, d’aphorismes, d’haïkus, ou plus simplement de petites poésies en prose égrenées au fil de ses réflexions. L’émancipation féminine est son sujet d’écriture favori car comme elle l’explique, « c’est comme devenir ma propre meilleure amie et me donner les conseils dont j’ai besoin ».

Prêtresse des réseaux et succès de son premier recueil

Son écriture est bien sûr influencée par les réseaux sociaux et leurs contraintes de brièveté mais elle n’en perd pas en profondeur. Ce qu’elle livre est parfois très personnel, il pourrait presque s’agir d’un journal intime. Elle dessine, aussi, depuis le moment où, à l’âge de cinq ans, sa mère lui a tendu un pinceau et lui a dit : « dépeins ton cœur. » Artiste aux multiples talents, elle expérimente avec les mots, les dessins, les photos… Elle porte également sa poésie sur scène lors de diverses performances à travers le monde.

En 2014, paraît milk and honey, son premier recueil de poésies. Malgré quelques critiques non fondées car très réductrices sur l’aspect calibré pour les réseaux sociaux ou moulé dans la tendance des phrases inspirantes et d’un emporwement lifestyle, le livre est une réussite critique et populaire. Le succès international est également au rendez-vous avec 3 millions d’exemplaires vendus. milk and honey est resté plus d’un an sur la liste des best-sellers du New York Times. Il a paru en France en 2017 sous le titre lait et miel où il s’est écoulé à plus de 13 000 exemplaires. Nous vous parlions il y a quelques semaines de cet ouvrage où la poésie parle à l’âme.

Entre puissance et bienveillance : le combat 
féministe en filigrane

Dans son nouveau recueil, paru en mars 2019, le soleil et ses fleurs, Rupi Kaur continue d’explorer ses thèmes de prédilection – l’amour, la perte, le traumatisme, la guérison, la féminité, l’immigration, la révolution. Ces textes hypnotiques, presque incantatoires, parfois dures mais jamais plombants, sont accompagnés de dessins au traits légers et alertes. Ils apportent une pointe de fraîcheur et un soupçon d’apaisement. Sur la forme également de ce recueil élégant, on constate que toute son œuvre est écrite en bas de casse. La seule ponctuation est la présence de virgules. Elle a décidé d’écrire ainsi afin de rendre hommage à sa culture puisque, dans les textes gurmukhi, il n’y a qu’une majuscule et on n’utilise que des virgules. Elle déclare que ce style reflète bien sa vision du monde.

Rupi Kaur, fille d’immigrés indiens, raconte les difficultés de l’exil mais également une certaine dureté de sa communauté, des gens qui l’ont entourée, envers les femmes. Elle parle aussi beaucoup de sentiments : de l’amour de ses proches, de la passion amoureuse, de l’amour qu’il est bon d’avoir pour soi. D’abord à travers ses posts sur les réseaux sociaux, par un féminisme 2.0, puis dans les poèmes rassemblés dans ce recueil, elle évoque la douleur, la rupture, le deuil mais parle aussi de l’amour inconditionnel que sa mère lui voue et qu’elle lui rend bien.

Avec beaucoup de rythme, elle rend ce qui est éphémère présent et puissant. On partage ses émotions passées et présentes. On vit sa souffrance à travers les mots, elle nous la fait ressentir. Les poèmes oscillent au gré de ses expériences, entre ombres et lumière. Elle raconte des choses dures, des événements traumatisants, le quotidien lourd des femmes. Elle va jusqu’à évoquer le viol. En tant que fille, on lui a appris à être obéissante, à ne jamais dire non, à ne jamais s’opposer. Ainsi, comment comprendre le consentement ? Comment s’opposer à une situation anormale ?

La poétesse décrit les regards et comportements déplacés qu’elle a subis à l’adolescence, alors que son corps change. [« les hommes regardent mes hanches à peine écloses en se léchant les babines »] Elle se sent alors très mal. [« j’essaie de m’enfoncer et de pourrir dans la terre sous mes pieds »] Elle formule également avec ses mots, son style tout en suggestion, ce qu’est la culpabilité. « je dois avoir fait quelque chose d’affreux pour le mériter »

On apprend cela aux petites filles, c’est leur faute, les prédateurs sont attirés par certains comportements. C’est aussi ce que sa mère lui a appris :

« elle me dit
que je ne dois pas m’habiller en exposant mes seins
que les garçons vont avoir faim s’ils voient des fruits
que je dois rester assise les cuisses fermées
comme les femmes doivent le faire
sinon les hommes vont s’énerver et se battre
elle me dit que je peux éviter tous ces problèmes
si j’apprends simplement à me comporter en lady
mais le problème
c’est que c’est absurde
je ne peux pas me cacher à moi-même
que je dois convaincre la moitié de la population mondiale que mon corps n’est pas leur lit
je suis occupée à apprendre les conséquences de la féminité
alors que je devrais être en train d’apprendre les sciences et les maths »

Ces textes parfois crus font beaucoup de bien. La sincérité désarmante de Rupi Kaur incite les lectrices à s’exprimer, à s’aimer et à se libérer des carcans imposés par la société. Certains passages irradient d’amour et de bienveillance. Elle tente d’enrayer la mécanique diabolique, qui contraint et qui complexe les femmes sur leur physique, sur leurs envies de liberté et d’accomplissement, en les exhortant à la bienveillance, à la réappropriation de leur corps et à l’estime de soi.

À bas les complexes : sororité, entraide et estime de soi

On ne devrait pas douter de soi, sauf dans le cadre de réflexions optimistes et motivantes mais pas sans arrêt, à remettre en cause un physique qui ne correspond pas aux diktats, des compétences difficiles à mettre en avant dans beaucoup de domaines et milieux.

Certains diront que c’est naïf et plein de bons sentiments mais ils s’agit uniquement de bienveillance et de bon sens, ce qui manque malheureusement, tant la société patriarcale peut se révéler parfois crispante et écrasante.  

Rupi Kaur dénonce la pression qui pèse sur les épaules des femmes à travers son propre exemple. « je traverse une période difficile en ce moment / je me compare aux autres
/ je m’efforce de mincir pour être comme eux / je me moque de mon visage / comme mon père disant qu’il est laid ».

Étant consciente de cela, se sachant « à la fois le poison et l’antidote », elle tente de remédier à une culpabilisation permanente. Mieux vaut tenter de s’aimer car comme elle le dit si justement : « Je suis la personne avec laquelle je dors tous les soirs. »

La conception de la beauté qu’on nous impose est normée et fabriquée.


Dans un texte intitulé « détestation de soi », elle explique comment des expériences traumatisantes notamment, lui ont fait perdre l’amour d’elle-même et comment elle a ensuite pris le relai pour se faire du mal :

« quelque part en cours de route
j’ai perdu l’amour de moi-même
et je suis devenue ma plus grande ennemie
je pensais avoir vu le diable auparavant
dans les oncles qui nous ont touchées enfants
les gangs qui ont brûlé toute notre ville
mais je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi avide de ma chair que moi
j’ai décollé ma peau juste pour me sentir réveillée je l’ai portée à l’envers
je l’ai saupoudrée de sel pour me punir
l’agitation a coagulé mes nerfs
mon sang a caillé
j’ai même essayé de m’enterrer vivante
mais la terre a eu un mouvement de recul
tu t’es déjà décomposée dit-elle
il ne me reste plus rien à faire » 

La sororité est également un de ses mantras, on ne peut s’en sortir seule, il faut s’entraider et combattre la tendance qu’ont les femmes, qu’on leur inculque dès le plus jeune âge, à la comparaison et à la jalousie. Ce n’est pas forcément une lutte facile :

« comment me débarrasser de cette jalousie

quand je te vois réussir

sœur comment m’aimer suffisamment pour savoir

que tes réussites ne sont pas mes échecs 

– nous ne sommes pas rivales »

Sexuellement, elle incite à plus de liberté, plus de confiance en soi et plus de bienveillance à son égard. Cela peut passer par la masturbation. « je veux m’emmener en voyage de noces »

Ce recueil est construit intelligemment, sous la forme d’un récit. Il y a une progression dans la narration, et la sensibilité et la sagacité transparaissent au fil des pages. Dans ce nouvel ouvrage, il semble y avoir beaucoup plus de maturité, de profondeur. Rupi Kaur a identifié ses problèmes mais aussi une part des solutions. Les vers claquent et restent en tête. Elle allie force et douceur pour donner du poids à ces textes engagés et même militants mais aussi à ces poèmes d’amour, à ces odes à la liberté et à l’épanouissement.

Elle est la figure de proue d’une communauté de poètes qui se veut de plus en plus fournie. Il s’agit certes d’une niche mais ces « instapoetes » sont très actifs et font du bruit, autant dans les domaines de la littérature et de l’édition, qui les a repérées, que sur la plateforme Instagram, où ces féministes nouvelles générations sont très suivies. Rupi a plus de 3 millions d’abonnés. Les Françaises ne sont pas en reste. Kiyémis, autrice du recueil de poésies afroféministe À nos humanités révoltées, est également très présente sur Instagram. Cécile Coulon, romancière et poétesse, a un parcours plus classique, bien qu’ayant aussi commencé jeune à écrire – et à être publié. Elle a gagné le prestigieux Prix SGDL « Révélation de la poésie » pour Les Ronces.

La relève de la poésie est donc assurée. Et si l’underground de la littérature actuelle, c’était ça : se réinventer, sortir des sentiers battus, se libérer des carcans.