Dun-sur-Auron : l’épreuve de la colonie féminine psychiatrique

Dun-sur-Auron. Cette petite ville du Cher vous est probablement inconnue. Vous y entrez par le perron d’une échoppe de la Grande-Rue, en couverture. Le rideau se lève sur le quotidien banal de deux résidentes dans les années 1950. Car la « colonie familiale » de Dun-sur-Auron, c’est au départ une affaire de femmes, ou plutôt expérimentée sur les femmes, afin de désengorger les hôpitaux psychiatriques parisiens. Qui de l’une ou de l’autre est ainsi l’« ­­­­­­­­aliénée tranquille­­­ » ?

Un centre pour « incurables inoffensives »

Depuis la loi Esquirol de 1838 sur les aliénés, la notion de « dangerosité » représente un monstrueux pot-pourri pour embastiller à tout-va dans les asiles, au nom de la « sûreté publique », et avaler nombre de personnes, ni malades ni véritablement menaçantes. Parmi elles, des femmes qui ont eu « le verbe agressif, l’injure haut criée »1, ou encore trouvées hagardes sur un banc… Ce sont bien, pour une grande majorité des premières arrivées à Dun-sur-Auron en 1892, des accidents de la vie qui les ont conduites à se faire enfermer : placement « volontaire » à l’initiative d’un homme de leur entourage ou placement d’office sur décision des autorités. Des « misères », comme elles l’affirment à plusieurs reprises. Cette misère sociale, affective aboutit à une misère psychologique, qui se mue en tragédie psychiatrique sous l’effet d’une détention abusive et massive.

À la fin du XIXe siècle, Sainte-Anne, notamment, est surpeuplé. Des voix « antialiénistes » s’élèvent alors contre la mixité « curables/incurables » au sein de ces établissements impuissants, voire responsables du développement de pathologies mentales chez des êtres déjà fragilisés par la vie et ne bénéficiant pas d’un accompagnement adapté. L’éloignement des malades chroniques – « déments », « idiots », séniles, épileptiques, alcooliques, mélancoliques, déshérités – , dont la science et la société veulent se débarrasser, est l’argument principal pour tester une « colonie familiale ». De plus, l’asile coûte bien trop cher au vu de son inefficacité, tandis qu’une main d’œuvre peu onéreuse pourrait contribuer au redressement économique de la commune choisie comme laboratoire.

En décembre 1892, elles sont donc 24 femmes internées qui voyagent de la Capitale vers Dun-sur-Auron, avec le principal défenseur de cette expérimentation, Auguste Marie, médecin à Sainte-Anne. 272 km pour rejoindre les promesses imposées d’une liberté surveillée, médicalisée, au sein de ménages rémunérés pour les accueillir. Des « incurables », certes, mais aussi des femmes sélectionnées pour leur calme, ne présentant pas un risque apparent de violence. Sous la poussière des dossiers médicaux et la froideur des matricules oubliés, qui sont ces « Clémentine, Léontine, Sophie et les autres » ?

Lespionnières : fragments de portrait

Sauf exceptions, elles vivaient à Paris, elles sont ménopausées, elles sont âgées, elles exerçaient des « petits métiers », elles sont illettrées, elles sont jugées incapables de prendre en main leur vie. Elles sont dites parfois « gâteuses », « arriérées », ou encore « douces » ou « travailleuses ». Elles sont censées être sans famille, afin d’éviter un déracinement brutal et de parer aux éventuels refus des proches. Elles sont affublées d’un costume sombre, comme pour éviter toute confusion en cas de rencontre fortuite sur les pavés de la Grande-Rue. Elles se sont éteintes à Dun, décorées d’une simple croix blanche dans le « carré des indigents » du cimetière, devenu ensuite le « carré des malades » (c’est dire l’association des deux maux), puis dans la fosse commune. Elles sont femmes, victimes de rudes préjugés. Par leur genre, elles adoucissent les craintes des familles et des nourrices face à la folie. Elles sont considérées comme plus obéissantes, plus appliquées, plus propres ; elles mangent moins, donc moins dispendieuses que les hommes.

On n’en sait finalement peu sur ce contingent initial de femmes, sur leur ressenti, leur satisfaction, leur adaptation. Juliette Rigondet dévoile le parcours en pointillé de Sophie D., une des rares à savoir écrire. Sophie a 77 ans lorsqu’elle débarque à la colonie ; elle est veuve. Elle vivait rue Rambuteau avec son fils, à l’origine de son internement en raison de pertes de mémoires et de délires. À son arrivée, elle ne comprend pas pourquoi elle se retrouve dans un établissement psychiatrique. Elle contacte même son médecin de Sainte-Anne pour lui suggérer qu’il a dû faire erreur. Elle va jusqu’à le menacer de révéler une de ses fautes. Difficile de savoir si cette non-acceptation et cette bravade tiennent de la pathologie, ou si Sophie a véritablement été injustement internée. Elle finit par se résigner, vouloir visiter la région et lier amitié avec des habitants « agréables ». Elle n’est donc pas aussi incurable et dépendante… Mais, à la différence des familles plus aisées, elle ne jouissait pas à Paris d’un environnement propice à l’aide psychologique et financière pour dépasser le drame de sa vie, le décès de son époux. Elle le rejoint en 1898.

Les itinéraires des pensionnaires plus tardives, leur contentement, l’amélioration de leur état de santé sont évidemment plus diversifiés, à l’image de l’évolution des discours médicaux et sociaux sur le malade mental. Certaines sont reçues dans un esprit philanthropique, profitent d’un confort dont elles ne disposaient pas auparavant, sont bien nourries, s’intègrent parfaitement dans leur famille d’accueil tandis que d’autres mangent dans leur chambre, vivent dans le dénuement, ne servent qu’à arrondir les fins de mois, se suicident ; quelques-unes subissent des violences sexuelles et autres abus.

Un documentaire sensible, un hommage aux femmes de Dun

En effet, des hommes étaient présents, bien avant que la mixité soit ouverte officiellement en 1973. Ce sont les ressortissants de Dun, le personnel soignant, mais aussi quelques pensionnaires issus de la colonie masculine d’Ainay-le-Château, créée en 1900 à la suite du succès de celle féminine. Ils sont transférés afin de participer aux travaux lourds, nécessitant une importante force physique. Juliette Rigondet n’évoque donc pas uniquement les vies et comportements des femmes, ses recherches n’étant pas centrées sur le premier convoi. On y découvre par ailleurs que ces colons de la dernière chance sont moins isolés que prévu ; nombre d’entre eux reçoivent des nouvelles de leur proches, qui parfois même les réclament et demandent des comptes.

À partir des archives et de témoignages, la journaliste livre un reportage large, particulièrement bien instruit, sur les coulisses de cette expérience en quasi huis-clos, encore vivante aujourd’hui sous l’appellation « Accueil familial thérapeutique » : critères de placement selon les affinités potentielles ; relations entre les pensionnaires, avec les habitants et le corps médical ; quotidien et intégration au sein des familles d’accueil et au cœur de la ville ; architecture, organisation, équipement ; protocoles de soins ; dysfonctionnements ; métiers, occupations, argent ; sexualité ; espérances ; rares épisodes délinquants…. Le tout en démontant les idées reçues sur cette ville de « fous » dont on a volontiers peur, par ignorance. Et de « folles » : peut-être malgré elle, Juliette Rigondet pose un regard insistant mais pudique, professionnel mais émouvant, sur ces femmes qu’elle a parfois connues. Ayant grandi à Dun, elle parle en connaissance de cause et parsème son documentaire de notes sensibles et compatissantes, dans une harmonie toujours bienveillante dont elle nous révèle finalement la clef féminine aussi inattendue qu’évidente.

1. Yannick Ripa, La Ronde des folles. Femme, folie et enfermement au XIXe siècle, 1838-1870, Paris, Aubier, 1992. Citée par l’autrice.

Un village pour aliénés tranquilles, de Juliette Rigondet a paru chez Fayard, en mai 2019.