Dans Idéal standard, Aude Picault déconstruit chimères amoureuses et rêves normés

Aude Picault, talentueuse autrice et dessinatrice, n’en est pas à son coup d’essai avec Idéal Standard. Forte d’une dizaine d’ouvrages publiés et surtout des bandes dessinées, elle a notamment été remarquée pour Transat (un roman graphique), Parenthèse Patagone (un carnet de voyage) ou encore Comtesse dans la collection désormais culte BD Cul.

(© Aude Picault/Dargaud)

Foules sentimentales en quête d’idéal

Dans Idéal standard, Aude Picault montre le quotidien de Claire, une femme bien dans son époque mais qui subit une forte pression et reste accrochée à des idéaux amoureux d’autres temps. Cette bédé aux traits délicats mais au propos très fort dépeint la routine de cette jeune trentenaire qui partage son temps entre un travail très prenant dans un centre de néonatalogie pour prématurés, des soirées entre amis, la solitude chez elle et une valse de coups d’un soir décevants. Elle enchaîne ce qu’elle considère comme des déboires amoureux, sous forme d’aventures sans lendemain. Claire donne beaucoup d’elle-même, de façon constructive et altruiste dans son travail mais elle se perd dans des idéaux inatteignables et dans des rêves standardisés.

(© Aude Picault/Dargaud)

Alors qu’elle traverse une remise en question intime, une sorte de crise existentielle soutenue par un manque profond de confiance en elle, elle va rencontrer un homme, Franck, qui ne correspond pas (tout à fait) à l’image du prince charmant (elle le décrit comme « un velu content de lui ») . Mais il la drague et finit par la séduire un peu mollement. Elle se persuade peu à peu que c’est « le bon », celui avec qui elle réalisera son « idéal standard » : une vie de couple puis la maternité. Elle s’aperçoit ensuite qu’il n’est pas à l’écoute, qu’il est égoïste et a des comportements sexistes.

Dans cette bande dessinée en apparence douce, légère et même presque monotone se perçoit une grande violence, notamment créée par le terrible décalage entre les attentes de Claire en matière de relations amoureuses versus les relations sans lendemain, peu épanouissantes qu’elle enchaîne au début ou sa relation avec Franck, déséquilibrée et frustrante.

Freud, les beaufs et les autres

L’engagement féministe est parsemé au fil de l’histoire mais aussi lors des discussions entre les protagonistes. Les combats contre les stéréotypes et les inégalités de la dernière vague féministe sont subtilement disséminées tout au long de l’ouvrage : le dégoût de leur sexe qu’on tente de créer chez les femmes tout au long de leur vie (« Le sexe féminin est considéré comme impur par tant de traditions que les femmes ont intériorisé ce complexe »), les jouets et vêtements genrés qui perpétuent les stéréotypes (« On cherche un bonnet pour un nouveau-né », « Fille ou garçon ? », « Il est né hier, on ne va peut-être pas déjà l’emmerder avec un code vestimentaire ») ou encore la charge mentale.

Les questionnements sur la sexualité semblent de prime abord délaissés alors que la frustration de Claire constitue en réalité la pierre d’achoppement de ce couple qui tient par un fil. Franck a des connaissances erronées sur le plaisir féminin et reste buté, bloqué dans ses a priori tandis que Claire est inhibée et craintive. Eh bien oui, il sait évidemment mieux qu’elle et lui explique comment le corps des femmes fonctionne. Parce qu’il y a encore des hommes qui croient à ce que disait Freud, qu’il y a des femmes clitoridiennes et vaginales… (Franck : « Tu savais que Freud décrit le plaisir clitoridien comme infantile, et qu’une femme adulte est vaginale ? Je vais te vaginaliser moi, tu vas voir », Claire : « Mais le vagin est très peu sensible. Sinon tu imagines la douleur pour accoucher ? Par stimulation directe ou indirecte, l’orgasme est procuré par le clitoris. »)

L’incompréhension et la mésentente dans ce domaine se fait de plus en plus difficile à supporter pour Claire. La violence réside aussi dans le fait qu’elle – et bien souvent l’ensemble des femmes – doit s’habituer à l’insatisfaction (sexuelle entre autres) et aux compromis.

(© Aude Picault/Dargaud)

Des dessins doux mais un propos dur

Jaune et rose dominent les dessins. Ces tons pastel et doux sont symboliques. Le jaune, couleur chaude, illumine les cases. Le rose représente quant à lui les espoirs et les délires de Claire alors que le bleu habille son cadre de travail. Les couleurs font se détacher les évènements importants en les mettant en relief.

(© Aude Picault/Dargaud)

Sous cette douceur et cette chaleur apparentes, le récit met en lumière l’écart douloureux entre les désirs que l’on a, bien souvent créés par la société – mais parfois aussi personnels et profonds – et leur accomplissement laborieux. L’horloge biologique est aussi omniprésente et la pression constante dans cette vaine quête du prince charmant.

Joe essaie d’expliquer à sa copine Claire qui échoue dans ses relations les subtilités de la relation hétérosexiste : le rôle de la fille est de conforter à tout prix le garçon dans sa croyance en sa virilité. « Ouais, faut simuler en permanence quoi ». Pas forcément le meilleur des conseils à donner. Et pourquoi pas trouver un homme qui n’aurait pas besoin de cela ?

On ressent une brutalité dans le fossé qui se creuse entre l’idéal de Claire, ses attentes, et la réalité, qui la fait cheminer de déception en déception, vers une prise de conscience douloureuse mais libératrice. C’est une BD bienveillante sur l’entraide entre femmes mais aussi sur certains hommes qui ne sont pas à la hauteur.

Une femme plus forte qu’il n’y paraît, bien sûr

Sans dévoiler la fin de l’intrigue, Claire apparaît plus forte qu’il n’y paraît au début, emplie de ressources et de courage. Sûre de ses envies, elle est catégorique sur ce qu’elle ne veut pas, à savoir un homme sexiste qui la rabaisse.

Cette bédé, intelligente et très émouvante, par le bais d’une intrigue bien construite et plus que crédible, déconstruit les relations amoureuses archétypales, qui ne correspondent pas à toutes et tous, ainsi que les attentes romantiques, comme cela est également fait dans la géniale bande dessinée (sous forme d’essai) de Liv Strömquist, Les Sentiments du Prince Charles.

Aude Picault a réussi à éviter l’écueil de la pédagogie à tout crin qui aurait entraîné de la lourdeur. Sa bédé est a contrario subtile, fine et enlevée.