Chez soi, chez elles, chez Mona Chollet

Alors que nous sommes contraint·e·s de regagner nos pénates, Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique (2015) représente une lecture de circonstance régulièrement honorée. Mona Chollet nous offre une matière extrêmement riche pour méditer sur le rapport à notre intérieur, en tant qu’abri mais aussi en tant qu’espace domestique où se jouent, dans l’intimité, les relations hommes/femmes. Le confinement, en assignant à domicile l’entièreté du foyer, aide-t-il les femmes à se libérer de certaines tâches ? Les cartes sont-elles redistribuées ? Qu’en est-il de leur charge mentale et de l’organisation de leur journée dans un contexte aussi angoissant ? Ce sont autant d’interrogations qui n’appellent pas de réponses générales, trop restrictives ; en revanche, cet essai, illustré d’exemples personnels, contribue à problématiser ces réflexions au regard du vécu de chacune.

Au commencement étaient les mots. Le champ lexical du « chez-soi » comprend un certain nombre de termes à connotations plutôt négatives. D’une part, l’adjectif « domestique » induit souvent, plus ou moins consciemment, un lien de subordination et évoque de viles activités que l’on délègue volontiers. Le substantif qui s’y rattache, « domesticité », n’est quasiment plus employé parce qu’il renvoie à une structure économique et sociale passéiste. D’autre part, les multiples sens du nom « ménage » amènent à confondre, par métonymie, le nettoyage, le rangement du logement et l’ensemble des personnes qui y vivent. À l’heure actuelle, en quasi-huis clos, il s’agit d’entretenir le foyer au sens propre comme au sens symbolique (maintien d’une vie de famille). Ce repli pourrait impacter durablement les conditions d’épanouissement des femmes au sein des couples à l’équilibre déjà fragile.

Des injustices aggravées par le confinement ?

Au vu de cette situation sans précédent, je vous propose quelques mises en perspective sans prétention issues d’observations de Mona Chollet. Lorsque la journaliste décrit les difficultés pour se loger, elle évoque les cas malheureux des couples séparés obligés de continuer à partager le même toit et/ou des femmes violentées « qui n’ont le choix qu’entre les coups et la rue ». Malgré la mobilisation associative, ce problème apparaît comme particulièrement criant ces dernières semaines. À ce propos, le ministère de l’Intérieur a communiqué un chiffre terrifiant : la hausse de 48 %, par rapport à la même période en 2019, des interventions à domicile de la police pour cause de violences conjugales. Or, le système judiciaire tourne lui-aussi au ralenti. Faut-il le rappeler, la demeure n’est donc pas un havre de paix pour tout le monde. Crise oblige, les familles monoparentales  – à 85 % femme et enfant·s  – , sont particulièrement menacées, d’autant que près de 4/10 d’entre elles (sur)vivent sous le seuil de pauvreté (Insee, 2018).

Autre élément d’attention : l’utilisation du temps libre. Mona Chollet souligne la puissante pression que la société patriarcale impose à certaines employées pour qu’elles tiennent toujours irréprochable leur résidence. La question de la répartition des tâches ménagères est d’ailleurs développée plus en détails ci-dessous. En outre, les femmes souffrent davantage de fatigue chronique, d’épuisement physique et psychologique en raison de leur plus grande propension à subir les affres de la double journée de travail. Aujourd’hui, plusieurs faits, qui pourraient exacerber ce poids lié à la gestion du temps, m’interrogent. En effet, je ne crois pas faire erreur en affirmant que peu d’hommes maîtrisent la machine à coudre : face à la pénurie de masques, les femmes, principalement, s’attèlent à les réaliser, au moins pour leur famille. J’atteste que ce peut être un travail long et pénible. Il serait aussi intéressant de savoir qui prend en charge, en majorité, l’éducation aux gestes barrières et la désinfection ponctuelle de la maison (poignées de porte, etc.). De la même manière, à qui incombe, généralement, de contrôler la poursuite des cours à la maison, les écoles étant fermées ? En tout cas, le risque est de voir s’évanouir le temps d’errance volontaire de l’esprit, nécessaire à l’introspection… ou simplement au bien-être de ne rien faire.

Faire le ménage : de la domestique à la femme du foyer

Le mépris pour les tâches domestiques ne date pas d’hier. Au XIXe siècle, non seulement le·a domestique nettoie la saleté de ses maîtres, mais il/elle l’incarne­ ; dégoûtant·e, il/elle est rendu·e invisible (passage par un escalier de service…), à l’image de son travail. Encore plus pervers : la « boniche », en particulier, pue la crasse… et le sexe. Mona Chollet revient ainsi sur un imaginaire révélateur des fantasmes des hommes, se plaisant à croire aux orgies débridées fêtées dans les « chambres de bonnes ». Des chimères bien arrangeantes, qui justifient les abus masculins, les mauvais traitements. L’avilissement des employé·e·s de maison – des femmes surtout – est hélas encore une réalité, au Brésil entre autres.

Ailleurs, l’asservissement a pris de nouvelles formes. Si la bonne à tout faire attachée à un foyer n’existe quasiment plus, les sociétés de services à la personne foisonnent, vers lesquelles se dirigent celles qui ne sont pas à leur compte. Travaillant souvent lorsque les propriétaires sont absents, ces femmes sont des « fantômes » modernes (Geneviève Fraisse, Service ou servitude). Pour celles et ceux qui n’en ont pas les moyens ou l’envie, la femme du foyer, dans les couples hétérosexuels, remplace fréquemment la femme de ménage. Cette division sexuelle des tâches est l’héritière, notamment, d’une conception binaire bourgeoise : les hommes à l’extérieur, les femmes à l’intérieur ; et chacun·e effectue lui/elle-même la besogne correspondant à sa nature. La journaliste fait remarquer à bon escient que, lorsque le couple « externalise » l’entretien de la maison, parfois pour éviter les conflits, les corvées qui subsistent sont généralement réalisées par la femme… Y compris la gestion de cette assistance.

Que se passe-t-il alors entre les quatre murs d’un logement, sans aucune échappatoire pour l’un comme pour l’autre ? Les diverses enquêtes et les témoignages, pendant cette période de confinement, vont a priori dans le sens d’une difficile re-répartition des tâches, au détriment des femmes, alors que les travaux ménagers sont plus conséquents lorsque les enfants ne vont ni à la crèche, ni à l’école. Je conseille, à ce sujet, la lecture de l’article d’Alice Raybaud au Monde : au sein des couples où monsieur, habituellement, contribue trop peu, certains hommes ne changent pas leur comportement ; quand d’autres, plus volontaires, essaient tout de même de mettre la main à la patte. Dans ce dernier cas, la femme doit parfois expliquer, réexpliquer, dans un contexte où la charge émotionnelle est déjà plus forte qu’à l’accoutumée. Plus grave peut-être encore : la régression, l’anéantissement de rudes batailles pour obtenir plus d’aides de la part de leur conjoint.

L’enchantement mensonger du foyer

Pour Mona Chollet, la « naturalisation [i.e. : le rôle féminin dévoué aux tâches ménagères] va de pair avec une autre, dont elle est indissociable : celle de la famille nucléaire ». Il s’agit également de la reproduction des normes sociales et de choix guidés par des chemins tout tracés. Les images et les discours préconçus sont directement destinés aux femmes afin de les convaincre que ce qu’elles perdent en fondant une famille (carrière, santé, argent, sérénité…) en vaut la chandelle. Le « chantage au bien-être de l’enfant » agit excessivement sur le sentiment de culpabilité tandis que les représentations féminines conventionnelles, héroïnes quotidiennes du foyer, pullulent, sans compter l’influence délétère des célébrités qui soi-disant parviennent à tout combiner. La réalité n’en est que plus décevante.

En raison de la situation sanitaire, beaucoup de couples réunissent sous le même toit, pour tous les deux et en même temps, la sphère privée et le lieu de travail. Cette structure spatiale domestique est celle des sociétés préindustrielles. La journaliste en liste quelques bienfaits, appuyés par les expériences de la fillette Annie Ernaux : les tâches domestiques étaient incluses dans les activités à proprement parler rémunératrices, les parents travaillent ensemble au sein d’une même exploitation, les enfants profitent de leurs parents simultanément. Ainsi, « Un père n’identifie plus sa femme et ses enfants aux “loisirs” et au week-end ; une mère échappe à la fois au stéréotype de la ménagère et à celui de la “femme qui travaille” ». En favorisant le télétravail, et par là-même des journées similaires où le couple se côtoie, le confinement va-t-il réintroduire, petit à petit, les avantages d’une telle organisation ? Au vu des témoignages récents, rien n’est moins sûr.

Si l’habitat groupé peut concourir à faire exploser le modèle de la famille nucléaire, Mona Chollet cite d’autres expériences, plus simples à mettre en œuvre pour certains individus. Parmi elles, faire (ouvertement) chambre à part ; ne pas cohabiter ; plus radicalement, choisir de résider seul·e. ; vivre en colocation, avec des amis ou pas.

Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique admet plusieurs prismes de lecture. Pour Missives, j’ai évidemment choisi celui de la condition féminine ; pour mon blog Les miscellanées de l’immobilier, j’ai sélectionné trois axes (parmi tant d’autres !) : pour confiner, il faut… habiter ; la tiny house ; les dessins de maisons.

À la fin étaient les mots. Et pas n’importe lesquels, ceux de Simone de Beauvoir : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. » Sans oublier, désormais : une crise sanitaire.