Femmes pirates, les écumeuses des mers

« Barbe rousse, barbe noire et jambe de bois, oreille percée, gueule balafrée, telle est l’image populaire de la piraterie dans l’inconscient collectif ».

C’est celle que je connais depuis mon enfance. Comme beaucoup de gamin·e·s, j’ai embarqué à de nombreuses reprises avec les pirates sur des bateaux aux noms évocateurs, de l’Hispaniola[1] vers l’Epervier[2], en passant par le Queen Anne’s Revenge[3] et The William[4]. La littérature et le cinéma ont entretenu mes rêveries et ma soif d’aventures. Une vision romantique largement exploitée et construite depuis le 18e siècle. Un monde d’hommes où pourtant petite fille puis adolescente je voulais trouver ma place. J’ai fureté dans les allées des bibliothèques, un autre genre d’aventures, à la recherche de celles qui prouveraient à mes yeux que les femmes avaient aussi eu leur lot de tribulations sur les mers. J’y ai croisé Mary Read et Anne Bonny qui ont enchanté mon imagination.

J’aurais tant aimé découvrir, lire et relire le livre de Marie-Ève Sténuit, Femmes pirates, les écumeuses des mers, à cet âge de tous les possibles, où j’avais grand besoin que l’on me montre qu’à travers l’histoire, les femmes n’étaient pas des ombres passives, des éléments du décor.

Description : The Ballad of Mary Read and Anne Bonny | The Baja Brigade

Marie-Ève Sténuit est une écrivaine belge, historienne de l’art et archéologue. Elle pratique l’archéologie sous-marine mais elle a également effectué des fouilles terrestres au Proche-Orient, principalement en Syrie. Elle a consacré plusieurs livres aux femmes qui se sont libérées ou ont tenté de se libérer, consciemment ou inconsciemment, d’une société prisonnière de son conformisme. L’autrice elle-même ne semble pas cocher toutes les cases de ce dernier. Je ne sais pas si elle se considère comme une aventurière mais à mes yeux son parcours et sa vie sont remplis de découvertes et de voyages fascinants qu’habituellement les hommes préfèrent garder jalousement pour eux. Pour en savoir un peu plus sur cette autrice, vous pouvez consulter son blog, qui n’est plus alimenté depuis un moment, mais vous y trouverez une intéressante bibliographie.

Femmes pirates, les écumeuses des mers est présenté sous une très belle édition (Éditions du trésor). La couverture du livre est un petit bijou rehaussé de touches de couleur or sur lesquelles on aime glisser délicatement les doigts. Une femme est mise en avant, il s’agit d’une peinture du néerlandais Gerard ter Borch (1617-1681), « Portrait d’une dame » sur laquelle on a rajouté des accessoires propres au monde de la piraterie afin d’illustrer le propos de l’ouvrage. À l’intérieur, on découvre une carte où est indiqué dans quels endroits ont sévi nos écumeuses des mers. Le livre est aussi agréable à lire qu’à regarder.

Description : Femme pirate — Wikipédia

« Dans la majorité des cas, les femmes pirates ont mené leur carrière dans l’anonymat, sous des noms d’emprunt et dans des habits d’homme ». Il faut préciser que la présence des femmes sur les bateaux était interdite. Soit on considérait qu’elles portaient malheur, soit elles risquaient de déclencher des disputes entre les hommes. Elles ont bon dos les femmes. L’information était même indiquée dans le code de la piraterie. Notons que cette vision des choses différait en fonction des lieux et/ou des époques. Chez les Vikings ou les Chinois par exemple, les traditions n’étaient pas les mêmes. Les modernes, les Occidentaux ont trop tendance à superposer leur interprétation du fonctionnement des rôles dans nos sociétés sur celles des autres civilisations. Ce qui évidemment engendre des analyses bien trop étroites.

Ce que propose Marie-Ève Sténuit, c’est de présenter quelques-unes de ces femmes qui ont décidé de passer tout ou partie de leur vie dans la piraterie pour diverses raisons. Les portraits faits par l’autrice concernent « celles qui ont été démasquées, arrêtées ou condamnées, ou qui ont, d’une manière plus ou moins directe, laissé une trace de leur existence dans des documents qui ne doivent rien à la fiction ». C’est d’ailleurs pour cela que l’autrice précise qu’elle dédie son livre aux femmes pirates restées pour toujours dans l’ombre, celles dont on ne découvrira jamais l’existence parce qu’elles ne se sont tout simplement jamais fait prendre.

Grâce aux talents de conteuse de l’autrice, nous partons donc sur les mers avec une dizaine de femmes, prêtes à en découdre. Une liste non-exhaustive car comme dit précédemment elle s’est concentrée sur les femmes pirates pour lesquelles nous avons le plus d’informations et de sources.

Vous embarquerez avec Alfhild de Gotland dont l’histoire nous est parvenue grâce à un certain Saxo Grammaticus, qui a vécu au 12e siècle, une source tardive mais si je vous en parle, c’est parce qu’il a écrit La Geste des Danois. Une œuvre monumentale, un chef-d’œuvre de la littérature médiévale et un témoignage précieux de la mythologie nordique. Si vous regardez la série Vikings, sachez que l’histoire de Ragnar Lodbrok c’est dans ce livre que vous la trouverez. Je vous le dis tout de suite, c’est compliqué. Revenons-en à Alfhild, qui aurait donc été une princesse viking, devenue pirate et dont l’équipage aurait été composé majoritairement de femmes. On ne peut pas attester avec certitude de la réalité de l’existence de celle-ci mais « si dans les siècles suivants et sous d’autres latitudes ces exploits féminins purent revêtir quelque caractère extraordinaire, il n’en était rien chez les Vikings, une des seules civilisations européennes qui ne semble pas avoir ressenti de malaise face à l’association femme-bateau ».

Description : Mary Read, le combat à armes égales – L'Histoire par les femmes

                  Évidemment, l’autrice était obligée de parler de Mary Read et d’Anne Bonny, pirates des Caraïbes, s’habillant en homme pour pouvoir sillonner les mers (ce travestissement est une constante dans la plupart des histoires de femmes pirates et il a un sens car souvent cela les protège et leur permet de masquer leur identité), étanchant leur soif du risque et de l’aventure. Elles font preuve de courage, ce sont aussi des femmes sanguinaires, il ne faut pas mettre de côté que ce sont des pirates, pas des colombes de la paix. Ce qui marque dans le récit qu’en fait l’autrice c’est le besoin de liberté, d’indépendance que ces deux femmes éprouvent. « Deux femmes donc, deux vies qui se rejoignent sur les eaux turquoise des Indes Occidentales pour s’achever ensemble dans un même drame ».

C’est une lecture pleine de rebondissements qui vous attend. Outre les femmes pirates dont j’ai brièvement parlé pour éviter de vous dévoiler toutes leurs aventures et vous laisser le plaisir de les découvrir directement dans le livre, vous ferez la connaissance de Jeanne de Belleville (mère d’Olivier de Clisson, connétable de France, clin d’œil aux férus d’histoire) qui a eu une façon bien à elle de venger l’assassinat de son mari, il y a aussi Ching Yih Saou, pirate chinoise, friande de stratégies audacieuses et faisant respecter au sein de ses équipages une réglementation très stricte sous peine de mort.

Description : Ching Shih, « la Terreur de la Chine du Sud » – L'Histoire par les ...

                  Femmes pirates, les écumeuses des mers n’est pas un livre d’universitaire. Il est accessible au plus grand nombre et cela ne lui retire pas ses qualités. Des lecteur.rice.s plus chevronnés pourraient regretter cette approche mais même si certains aspects du livre relèvent du roman d’aventures, l’autrice s’est efforcée de se baser sur des sources et une documentation précise que vous retrouverez dans les dernières pages du livre.

Le travail de Marie-Ève Sténuit est nécessaire : ce besoin de mettre en lumière des femmes qu’on a préféré bien souvent oublier ou pour lesquelles on se fichait totalement de faire des recherches. Les hommes écrivent l’histoire et gardent la vedette. Heureusement cela bouge beaucoup et on peut aujourd’hui plus facilement trouver des ouvrages traitant du rôle des femmes dans les différentes périodes de l’histoire. Comme déjà dit, le livre se lit comme un bon roman d’aventures. Soif de liberté, prendre le large, sortir des sentiers battus. À la fin de votre lecture, vous aurez sûrement une pensée pour toutes ces femmes pirates qui resteront inconnues, pensée qui se transformera peut-être en obsession qui finira par s’atténuer au fil du temps, vous résignant du fait qu’elles sont à tout jamais au chaud dans les abymes de l’histoire.


[1] Navire imaginaire du roman de Robert Louis Stevenson, L’Île aux trésors

[2] Navire imaginaire du roman d’Eugène Sue, Kernok le pirate

[3] Un des navires du pirate Barbe Noire

[4] Bateau des pirates Calico Jack et Anne Bonny