Et j’abattrai l’arrogance des tyrans : épopée historique et féministe

Le récit puissant de la révolte de Johanna et de paysans anglais.

L’histoire débute dans l’Essex, en Angleterre, en 1381. Nous sommes au beau milieu de la guerre de Cent Ans et le pays est rongé par la peste. Les paysans sont pris à la gorge par des impôts qui les étouffent. Alors qu’est imposée la taxe de trop, des villageois sans le sou refusent de payer. Des messagers du roi, membres du clergé, viennent alors s’enquérir de la situation, la discussion dégénère en affrontements et ils sont tués par Thomas Baker, qui « risque de prendre cher pour tout le monde, car tuer quelques ploucs du crû, c’est une chose, buter trois clercs savants d’un membre du Parlement, c’est quand même plus délicat. »

Une partie du peuple va se rebeller et exiger l’abolition des privilèges. Une petite troupe se constitue, grossit et avance vers Londres, libère au passage, à Worcester, John Ball, un homme qui prône l’égalité des hommes, en s’inspirant de la Bible. Parmi eux également un paysan, William, et Johanna, sa femme de 32 ans, notre héroïne.

Une femme rebelle et puissante : l’anti-Madame Bovary

Avant de partir dans cette révolte, la conviction qu’ils aillaient gagner chevillée au corps, Johanna vivait avec son mari qu’elle n’aime pas et enchaînait les fausses couches. « Johanna n’était pas quelconque mais c’était une paysanne et c’était une femme, ce qui n’arrangeait rien à la mémoire des hommes, et elle n’a pas eu d’enfants. »

Elle rêve d’une autre vie, mais ne va pas se languir d’un amant, telle Madame Bovary, et ne va pas se contenter de rêver mais va agir, en prenant part à la rébellion et même en la menant. On lui a appris à se taire, elle va désapprendre : « En attendant elle écoute et ne dit rien. Elle sait très bien n’en penser pas moins, voire désapprouver, en silence : c’est un art qu’on apprend aux petites filles dès leur plus tendre enfance. »

Promenant un regard désabusé sur les hommes – « Johanna sait ce que c’est qu’un chevalier, rien de bon en particulier, un type qui se croit tout permis avec une grosse épée » –,  et sur un mari qui s’intéresse peu à elle et absolument pas au plaisir sexuel qu’elle pourrait avoir – « Elle a parfois voulu tenter d’expliquer à William en quoi il était absolument, totalement, désespérément vain (des adverbes peuvent être ajoutés ici à satiété) de tenter de faire jouir une femme en la ramonant avec sa bite. Il s’agit tout simplement, d’un acte vaguement (voire très, dépendant de la taille de l’engin et des dispositions physiques et d’humidité de la femme engagée) désagréable par essence ; disons, par exemple, que l’on ferait aller et venir un tube en carton dans votre narine jusqu’à la racine du nez » –, elle va finalement prendre un amant pendant les soulèvements, ce qui aura le mérite du lui faire découvrir la jouissance, mais elle ne perd cependant pas ses illusions.

Johanna, femme libre dangereuse

À cette époque, sévit une véritable chasse aux sorcières : les femmes indépendantes et donc dangereuses sont pourchassées et tuées. Cette figure a beaucoup d’écho actuellement chez les féministes, qui se reconnaissent en cette allégorie de la femme libre, plus chassée comme auparavant mais toujours pas totalement acceptée.

« Johanna était seule, fraîche, un peu étrange (elle aimait déjà traîner seule dans les marais, la diablesse), elle a été séduite par John Tackett, un jeune tombeur local qui, lui, affirma plus tard que c’était elle qui l’avait séduit ‘avec ses manières de sorcière’ car alors on est sorcière à peu de frais (une femme un peu étrange ? sorcière ! c’est une équation simple et aussi vieille que les siècles). »

Double lecture : une révolte du peuple et des femmes

On assiste à une double révolte : celle d’un peuple contre son roi et celle d’une femme contre la société patriarcale qui l’enferme dans son rôle de bonne paysanne, travailleuse mais n’ayant son mot à dire sur rien.

En toile de fond de cette insurrection contre un pouvoir tyrannique, la guerre, « et comme dans toute bonne guerre, en fait, ce sont plutôt les Anglais, de préférence de basse extraction, qui vont au charbon pour des types qui veulent être rois. » Comme cela est rabâché dans Game of Thrones (et dans les livres d’histoire), pendant les conflits, ce sont toujours les faibles qui trinquent et non les puissants qui prennent les décisions. Les faibles de l’époque : les paysans, les femmes (entre autres).

Le récit de cette épopée contre les injustices donne à voir ce qu’on pourrait appeler maintenant la convergence des luttes : abolition des privilèges des hommes de sexe masculin et des riches. La révolte est celle de paysans au XIVe siècle – et aussi celle plus intime de Johanna – mais elle résonne comme étonnamment contemporaine. Cela permet de faire des parallèles intéressants avec notre époque. D’ailleurs ne dit-on pas que l’histoire se répète ?

Un style inventif unique

Le narrateur est omniscient et les dialogues quasi inexistants mais le style est pourtant vif et très oral. Cette langue, créée par Marie-Fleur Albecker, puissante et inventive, mêle une histoire fort ancienne et des expressions très contemporaines. En cela, elle est hybride car truffée d’anachronismes linguistiques.

L’histoire, racontée parfois avec un vocabulaire moderne et des expressions très actuelles, donne un mélange très agréable et rend cette époque ancienne vivante. C’est un peu comme si Jean Teulé avait rencontré… Virginie Despentes. À la lecture, la langue semble un peu brutale mais l’aspect oral est en réalité très travaillé et tout à fait maîtrisé. Une phrase qui claque parmi tant d’autres : « Sans vouloir être langue de pute, les révolutions sont plus souvent motivées par des peines de gousset et la peur des poches vides que par un franc et désintéressé amour de son prochain. »

Le récit de ces luttes nécessaires est ainsi raconté avec beaucoup de fraîcheur et de force.

Et j’abattrai l’arrogance des tyrans, de Marie-Fleur Albecker a été publié aux Forges de Vulcain, le 24 août 2018.