Face à l’emprise, l’autobiographie de Joyce Maynard

Qu’est-ce que consentir ? C’est être libre, égal·e à l’autre, apte à succomber à un désir intime. La majorité sexuelle – par principe à 15 ans en France – n’est d’ailleurs valable que si la personne majeure “n’est pas dans une position d’autorité à l’égard du mineur”. Mais au-delà de la définition de la majorité sexuelle, la position d’autorité invalide, dans tous les cas, le désir, et entrave le consentement. Mais l’autorité, principe flou, ne saurait être invariablement définie et encadrée. Cela provoque parfois des situations complexes dans lesquelles se retrouvent les victimes, et l’incompréhension de l’entourage.

Cet abus d’autorité, Joyce Maynard l’a subie et tente d’en décortiquer les mécanismes dans son autobiographie, Et devant moi, le monde, paru en 1998 aux États-Unis. Elle y raconte sa vie, de son enfance chaotique jusqu’à la prise de pouvoir que constitue l’écriture de ce récit, en passant par son histoire d’amour dévastatrice avec J.D. Salinger alors qu’elle avait 18 ans. Soumission à une autorité intellectuelle, ou histoire d’amour libre entre deux adultes ? C’est sur ce dangereux équilibre qu’ils se sont aimés pendant les quelques mois de leur relation, dont Joyce Maynard gardera les séquelles jusqu’à ce qu’elle « le prenne à son propre piège, et l’enferme dans un livre » (Vanessa Springora, Le Consentement). Ce texte de Joyce Maynard paru il y a plus de 20 ans n’est pas sans rappeler le bouleversant Le Consentement où Vanessa Springora, dans un geste d’émancipation face à l’emprise qu’elle a subie, raconte son histoire avec Gabriel Matzneff alors qu’elle avait 14 ans. 

La grande différence entre ces deux textes est leur réception : si Vanessa Springora a provoqué une vague de libération de la parole et de prise de conscience collective d’une situation de pédophilie répétée, revendiquée et tacitement acceptée par le milieu intellectuel ; Joyce Maynard a été, elle, accusée de salir la réputation d’un grand homme. Salinger, qui s’est toujours battu pour s’éloigner du monde et préserver le secret de sa vie – et pour cause, puisqu’il a multiplié les aventures avec de très jeunes femmes qui en sont sorties dévastées – est épinglé dans ce livre qui détaille sa manière de vivre, de son alimentation à ses crises de colère. Ce n’est pourtant pas de lui dont il est question, s’est acharnée à répéter Joyce Maynard, mais d’elle, et de la question qui va bien au-delà du couple qu’ils formaient : quand est-on apte à consentir à une situation ? 

Une victime consentante

“Vive la liberté sexuelle” scandaient les soixante-huitards – dans l’héritage desquels Matzneff a pu justifier son comportement. “Les femmes sont des hommes comme les autres, responsables et libres”, ont exhorté les féministes, reprochant à Joyce Maynard de s’interroger sur sa capacité à accepter un événement. L’exhortation à la liberté et au pouvoir de l’individu omet la complexité des situations dans lesquelles les victimes se retrouvent à leur insu : femmes battues, violées, abusées, pourquoi n’avez-vous pas crié, ne vous êtes-vous pas débattues, n’avez-vous pas alerté tout votre entourage, les médias, la police ? Le principe d’une relation sous emprise est précisément que l’on n’a pas la lucidité pour s’en émanciper. C’est ce que souligne Joyce Maynard dans cette autobiographie bouleversante de véracité et d’intimité : dans quelle mesure a-t-elle été soumise à une situation qui la dépassait lorsque Salinger a manifesté un intérêt pour elle, ce qui a entraîné une initiation destructrice et un sentiment de mal-être qui l’a poursuivie jusqu’à la fin de l’aliénation, jusqu’à ce qu’elle raconte cette histoire ? Dans quelle mesure peut-on être une victime consentante ? 

Une emprise à multiple facettes

La jeune Joyce, proie parfaite, se décrit comme à la fois très vulnérable à l’emprise (qu’elle subit de la part de sa mère notamment), et supérieurement lucide et cultivée pour son âge (comme en témoigne le long article qu’elle a publié dans le New York Times et qui lui a valu la première lettre de Salinger). 

La relation de Joyce et sa mère est à la fois fusionnelle et toxique. Sa mère a été son premier mentor d’écriture et d’ouverture sur le monde, mais elle a également essayé de compenser ses propres frustrations à travers ses filles et notamment “Joycie”, la cadette. Fière qu’elle soit publiée dans des magazines auxquels elle n’aurait pas pu prétendre, et fière aussi de la voir dans les bras d’un écrivain célèbre et adulé – qui avait son âge à elle –, l’épanouissement de Joyce est passé au second plan.

Peut-on expliquer ce que Joyce Maynard a vécu en invoquant les frustrations de sa mère, son père alcoolique, et son désir désespéré de devenir une Américaine lambda ? C’est la question du destin des victimes qui m’a poussée à lire ce livre : qui sont-elles, pour s’être retrouvées broyées par une emprise qu’elles ne percevaient même pas ? Cette lecture et des réflexions sur la question me poussent aujourd’hui à penser que ce n’est pas du côté des victimes qu’il faut chercher un archétype, mais du côté des “héros” que la société forge et protège. 

L’archétype du héros

Joyce Maynard savait, en écrivant son histoire, qu’elle se heurterait à des critiques et qu’on la soupçonnerait – comme l’a fait Salinger lui-même – de vouloir “exploiter” cette liaison pour un profit personnel. Bien loin de se laisser atteindre par cette remise en question de son geste, elle est allée au bout du processus d’écriture qui représentait pour elle une étape salvatrice, une prise de pouvoir sur une histoire qu’elle n’a pas maîtrisée et dont elle a porté les séquelles pendant la majorité de sa vie – jusqu’à ce qu’elle adopte la distance nécessaire pour l’écrire. 

Si une omerta existe et perdure pour préserver la notoriété de ceux que la société considère comme des héros, la parole se libère progressivement et a permis notamment au texte de Vanessa Springora de provoquer une indignation collective – en contraste avec le silence complice qui a régné pendant des années. L’argument de notoriété pour justifier le silence élabore une distinction entre les actions d’un individu et la qualité de son héritage littéraire : mais distinguer l’œuvre de l’homme, c’est oublier que la littérature est par définition politique, puisque c’est un prisme à travers lequel la réalité est relatée et perdure dans l’imaginaire collectif. Tant que nos “héros” correspondront à cet archétype daté de l’homme agissant indépendamment des règles de la décence en vertu d’une excellence dans tel ou tel domaine – cet archétype qui s’illustre dans des personnages comme Gabriel Matzneff ou J.D. Salinger – les choses ne changeront pas. Mais décider d’anéantir la figure archétypale du héros au-dessus des lois, c’est exiger des individus qui nous inspirent de se comporter comme n’importe quel·le citoyen·ne au sein de la société, afin qu’il·elles deviennent les vecteurs du nouvel idéal qu’on veut voir advenir.

Et devant moi, le monde de Joyce Maynard, éditions Philippe Rey, 1998