Mangeuses de Lauren Malka, une enquête salutaire

Lauren Malka sera l’invitée de la Librairie L’Attrape-Cœurs (42 avenue Junot, 75018 Paris) le jeudi 23 novembre à partir de 20h pour parler de son dernier livre paru aux éditions Les Pérégrines : Mangeuses – Histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès.

Une grande contradiction pèse sur le quotidien de certaines militantes féministes (je n’ose pas dire « toutes », mais je pense que nous sommes nombreuses), elle est parfois indicible, souvent inaudible. C’est celle qui s’insinue entre nos convictions et notre rapport à nos corps, et par extension, à ce que nous lui faisons, ou ne lui faisons pas ingérer. C’est précisément de ce constat que part la journaliste Lauren Malka pour entamer son nouveau livre intitulé Mangeuses :

« Je m’engage dans les combats féministes parce qu’ils me concernent plus qu’aucun autre, m’enracinent, me renforcent. Ils touchent en moi une corde sensible qu’aucune expérience n’avait fait résonner jusque-là. Mais je crains, malheureusement, qu’aucun de ces combats ne puisse rétablir ce que j’ai détraqué dans mon propre corps pour entrer dans les vêtements trop serrés de (ce que je croyais être) la féminité. »

© N.B

Dans cette enquête, Lauren Malka s’attaque donc à ce qu’elle considère comme « le bastion invisible du patriarcat » : le rapport des femmes à la nourriture. Le milieu de la cuisine, elle le connaît bien pour avoir coréalisé un documentaire intitulé « La France aux fourneaux – L’histoire de France à travers ses pratiques culinaires » pour France 5 en 2020. Également journaliste pour le magazine Causette depuis plusieurs années, elle interroge le monde à travers le prisme du féminisme, et donc ici « l’histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès ». Le travail de recherches, de lectures et de synthèse des savoir est très impressionnant. L’ouvrage est érudit tout en étant absolument abordable. Et c’est la part d’intime déposée dans son livre par l’autrice qui le rend si accessible tout en lui donnant une dimension politique indéniable, et « salutaire » comme l’exprime Ryoko Sekigushi, autrice et préfacière de l’essai.

La première partie de Mangeuses s’arrête sur la gourmandise, honteuse et réprimée dès le plus jeune âge chez les petites filles. En s’appuyant sur des témoignages d’adolescentes, des textes littéraires ou autobiographiques, des livres destinés à la jeunesse, ainsi que des recherches, Lauren Malka met en exergue une contradiction (parmi d’autres) qui pèse sur les petites filles : constamment ramenées à la gourmandise et à l’attrait pour le sucré, elles doivent toutefois très vite apprendre à ne pas y succomber, à se restreindre, à se contrôler. En grandissant, cette gourmandise est associée à l’appétit sexuel sur lequel pèsent les mêmes injonctions discordantes : les femmes se doivent d’être un objet de désir pour les hommes, mais elles ne peuvent pas céder à leurs propres pulsions. Fortement lié à l’imaginaire religieux du pêché originel, les femmes doivent à la fois incarner le fruit défendu et y résister. Les textes religieux destinés à éduquer les femmes dans leur rapport à la gourmandise sont d’ailleurs légion et témoignent d’une sorte d’effroi face à ce dont pourraient être capables des femmes cédant à leurs pulsions de bouche. Les textes laïques ne sont pas en reste, rappelant par exemple aux pères que « la manière dont [ils nourrissent leur] fille n’importe pas, pourvu [qu’ils la tiennent] en vie » (Paolo de Certaldo et Francesco da Barberino, auteurs florentins qui recommandent par ailleurs de bien nourrir les garçons). Ces pratiques ont également été étudiées par l’écrivaine italienne Elena Gianini Belotti dans un ouvrage paru dans les années 1970, Du côté des petites filles (éditions des Femmes, 1974) :

« J’ai assisté au “dressage à la délicatesse” de petites filles de quelques jours à peine particulièrement avides, hypertoniques, très robustes. Le mécanisme consistait à offrir le sein ou le biberon à la petite fille auquel elle s’accrochait avec une véritable fureur, et à soustraire de temps à autre la tétine ou le bout de sein en lui pinçant les narines, pour qu’elle soit obligée, pour respirer, d’ouvrir la bouche et de lâcher prise ; on la faisait ensuite attendre un moment, et on recommençait. »

Édifiant…

La deuxième partie de l’essai concerne le milieu de la cuisine professionnelle et de la critique gastronomique. Connues pour être très masculines, les cuisines sont en très grande majorité dirigées par des hommes (parmi les 628 tables étoilées en 2020, seules 33 étaient tenues par des cheffes) et cet état de fait est l’héritier direct d’une tradition misogyne distinguant la cuisine de « bonnes femmes », utilitaire et facile, de la cuisine gastronomique créée par des hommes hors du foyer, sérieuse et complexe. Lauren Malka nous apprend même que les femmes ont longtemps été tenues éloignées des repas officiels ou importants entre hommes, et même des restaurants. La raison ? On ne peut évidemment pas se focaliser sur ce que l’on mange avec une femme dans la pièce qui nous déconcentre. Par ailleurs, les femmes n’auraient pas les capacités nécessaires pour apprécier un repas concocté par un chef. Toutefois, puisque rien n’arrête l’hypocrisie des hommes, alors que les épouses attendaient leur mari dans des voitures garées devant les restaurants, les maîtresses et prostituées étaient, elles, autorisées à entrer dans la salle et à tenir compagnie à ces messieurs. Que ce soit à table ou dans les grandes cuisines, les femmes ne sont pas les bienvenues. Ces idées infondées ont encore de beaux jours devant elles. En novembre 2023, alors que la militante féministe et créatrice de contenu Justine Lossa publie une vidéo de recettes automnales, l’un des commentaires masculinistes auxquelles elle est malheureusement habituée lui rappelle ceci : « tu sais que les plus grand chef [sic] cuisto sont des hommes ma petite ! » Pour Lauren Malka (et de nombreuses autres chercheuses) pourtant, c’est justement l’éloignement forcé de la nourriture et des endroits où elle est cuisinée, qui leur permettrait de l’appréhender et d’en parler avec plus de nuances et de précision : « Nommer quelques morceaux du monde, à défaut de le manger en entier, se révèle pour certaines femmes la seule façon d’y goûter. »

La troisième et dernière partie est probablement la plus forte émotionnellement puisqu’elle aborde l’injonction à la minceur et les troubles du comportement alimentaire (TCA). Au-delà des chiffres et des statistiques, Lauren Malka s’attache à comprendre l’origine de ces troubles à travers la parole et le vécu des personnes concernées. Les témoignages sont tristement similaires, faisant état d’une « angoisse intense » et d’une culpabilisation constante face à la nourriture et au risque de la prise de poids. Même lorsque les régimes sont terminés, que les TCA semblent s’être estompés ou même n’avoir jamais atteint un stade pathologique, le rapport des femmes à l’alimentation et à la gourmandise est détérioré de manière irrémédiable. Et s’il est difficile de pointer du doigt un moment qui serait déclencheur de TCA, on ne peut qu’y voir la responsabilité d’une histoire séculaire du contrôle du corps féminin. On peut prendre un exemple récent et se souvenir de la période du confinement de 2020 qui a vu le nombre de « conseils » pour se « maintenir en forme » augmenter de manière spectaculaire, notamment sur les réseaux sociaux. Comme si, pour les femmes, le plus grand risque était de grossir, et non de contracter le virus. Mais pour Lauren Malka, il était important de déconstruire le mythe qui affirmerait que l’injonction à la minceur ne soit apparue que récemment (l’idée répandue accuserait les années 1970). Elle analyse, à travers l’histoire, le rapport entre la graisse, la morale et la valeur des individus, hommes comme femmes. Elle revient également sur la double injonction contradictoire de maigreur et de grosseur maîtrisée et située. On ne veut pas de femmes grosses, on veut des femmes « voluptueuses », grasses au niveau des seins, des hanches et des fesses, mais au ventre plat et aux jambes sculptées. Le corps féminin doit être désirable et prêt à accueillir un enfant. C’est l’une des raisons, selon l’autrice, qui aurait poussé certaines femmes à viser la minceur dès les années 1920 : gommer les formes féminines comme une revendication de liberté et d’indépendance face au rôle maternel qui leur collait à la peau. « La minceur est l’une des premières revendications féministes. » Mais le backlash n’étant jamais loin, le capitalisme s’est emparé de ces envies de minceur pour en faire un produit commercial désirable et donc rentable. Encore une fois, le corps des femmes retombe sous la domination masculine. Le partage d’expérience devient alors l’un des seuls moyens de reprendre son souffle et l’autrice souligne l’importance des groupes de paroles comme les Outremangeurs anonymes (Junk Food, une enquête dessinée d’Emilie Gleason et Arthur Croque parue en 2023 chez Casterman arrivait à la même conclusion par la mise en scène de membres des Food Addicts in Recovery Anonymous). La fin de ce chapitre aborde avec finesse les mécanismes psychiques qui entourent les TCA. Rarement des mots aussi indulgents, respectueux et empathiques ont été posés sur ce sujet mal compris.

Mangeuses est un ouvrage à savourer avec intérêt ou à avaler goulument comme une nécessité, un livre qui impose une digestion lente, consciente, reconnaissante.