Tiny Tango : sida, permaculture et… féminisme ?

Une chronique à quatre mains par Mélanie Fievet et Louise Katz.

Mélanie

Tu démarres ?

Louise

Ok. Je commence par raconter l’histoire et présenter le bouquin alors… C’est un peu chiant comme entrée en matière, mais c’est difficile de faire autrement… Donc Tiny Tango, c’est une novella de Judith Moffet publiée en 1989, dont la première traduction française vient de paraître chez Le Passager Clandestin dans leur collection « Dyschroniques » consacrées aux nouvelles de science-fiction ou d’anticipation, plutôt anciennes. J’ai dit “vient de paraître”, c’est paru en fait en septembre 2022, mais on a grave procrastiné l’écriture de cette chronique à 4 mains… Toutes nos excuses au Passager pour ce retard lamentable… Tiny Tango se présente comme une sorte de journal : la narratrice, une biologiste, ayant contracté le sida à l’âge de 22 ans, y raconte sa vie et notamment comment elle a affronté la maladie. Et une des choses qui fait la singularité de ce texte, c’est d’abord qu’il est considéré comme la première œuvre de fiction à aborder le thème du sida.

Mélanie

Bizarrement, c’est précisément ce qui t’a fait hésiter à chroniquer le texte…

Louise

Mais oui… Parce que le sida c’est un thème qui me touche personnellement : mon père en est mort et pas mal des amis de mes parents aussi dans les années 90, donc c’est un sujet que je connais intimement. J’ai pas mal hésité aussi, parce que je trouve que souvent les œuvres de fiction qui abordent le sida sonnent terriblement faux et semblent avoir été pensées par des personnes qui n’ont absolument pas vécu de près ou de loin la maladie. Mais j’ai été très agréablement surprise avec Tiny Tango. D’abord, tout comme moi, Judith Moffet a une expérience de la maladie qui a atteint nombre de ses amis, comme elle le confie dans la postface qu’elle a écrite en 2022 pour l’édition. Et ça se sent dans l’écriture qui est toujours d’une justesse infinie, sans jamais tomber dans le pathos. J’ai trouvé les personnages toujours très convaincants : la manière dont ils réagissent à l’annonce de la maladie, leurs espoirs, leurs doutes, leur rapport au corps (le leur et celui des autres). Tout est très juste.

Mélanie

Et pour moi qui n’ai pas cette connexion personnelle au sida – enfin, pas plus que n’importe quelle môme née dans les années 80 et ado dans les années 90, la génération des traumatisées de la BD badante pour faire peur aux collégiennes (oui JO c’est toi que je regarde) – j’ai aussi eu le sentiment de lire quelque chose de profondément honnête et intelligent, quasi documentaire dans certains passages. C’est encore renforcé par tout un dossier en fin de roman, pour remettre en contexte l’époque, les recherches, etc.

Louise

Oui, c’est effectivement très bien documenté sur la maladie. Je n’ai relevé aucune erreur scientifique (après je suis pas spécialiste du sujet non plus hein, mais on voit que l’autrice a travaillé avec beaucoup de sérieux). ça m’a même rappelé des choses que j’avais oubliées sur le virus ! Pour moi qui ne suis pas une grande lectrice de littératures de l’imaginaire, je suis assez friande de ce genre de science-fiction très ancrée dans le réel et l’Histoire, avec un grand H. Donc tout est inventé, on est bien dans l’anticipation, mais on se dit : “C’est clair, ça se serait passé comme ça, si…”. T’en penses quoi, toi qui as une vraie culture SF ?

Mélanie

Que je l’ai pas lu comme n’importe quel tome de SF, justement. Les livres qu’on nous présente comme les “premiers à”, de toute façon, on ne les lit jamais tout à fait pareil que les autres, surtout en anticipation. Ils courbent l’horizon d’attente, en un sens. D’une part, on est tentée de les écouter comme les paroles prophétiques de visionnaires géniaux, ou avec une check-list dans le coin du crâne : est-ce qu’ils ont deviné, alors ? est-ce qu’ils ont su ? Et de l’autre, on est pendue à leurs mots, rongée d’espérance : le livre saura-t-il être à la hauteur d’un thème trop délaissé, dont il devient, dans le vide environnant, l’unique héraut ? À tous points de vue, Tiny Tango peut apparaître comme un livre déroutant. Par sa simplicité. On n’y trouvera pas de grandes révélations épico-philosophiques pour éclairer les temps modernes. Mais c’est aussi sa force.

D’abord, l’héroïne n’est pas une combattante, un de ces personnages proactifs que la SF tend à préférer. Elle subit la maladie. Évidemment qu’elle la subit. Évidemment qu’elle réagit à ce que la vie lui balance, et pas avec le courage inspiration-porn que les personnes valides et en bonne santé pourraient être tentées d’attendre.

Elle se cloître, elle met du temps à retrouver comment avoir des relations avec d’autres êtres humains, elle rétrécit le monde et les possibles autour d’elle – et quand elle recommence à les élargir, c’est à tout petits à-coups, avec des légumes. L’élément d’anticipation et de SF aussi joue plutôt feutré : une présence extra-terrestre, certes, annoncée dès la toute première page, mais qui sert de point de vue extérieur pour reconsidérer les affaires humaines sous un angle un peu différent, plutôt que d’élément d’intrigue. Enfin, la narration est patiente, souvent didactique, s’attardant davantage sur des éléments contemplatifs – la vie malade, l’exclusion sociale – ou sur la recherche scientifique et ses lents progrès, qu’il s’agisse du traitement du sida, de l’évolution des thérapies et du vaccin, ou des travaux de la narratrice sur ses melons. Mais de ce point de vue… difficile, juste après 2020, de résister à la tentation de trouver la novella visionnaire.

Louise

Oui, oui, oui ! C’est évidemment très troublant de lire ce texte aujourd’hui. On pense tout le temps au Covid et on se rend compte d’à quel point cette pandémie a supplanté le sida dans l’imaginaire et probablement au-delà… D’ailleurs, je suis la seule à trouver qu’on n’a que très peu parlé des avancées majeures qui viennent d’être faites dans la découverte de nouveaux traitements et d’un vaccin contre le sida ?

Après, la force du roman, et heureusement, c’est que ça ne parle pas que de maladie… ça parle aussi permaculture (le combo que t’avais pas vu venir du tout !!)… C’est même assez central, puisque le titre vient de là… La narratrice on l’a dit est biologiste… comme elle vit quasi recluse à cause de la maladie et qu’elle est tenue d’adopter une hygiène de vie super stricte, elle commence à cultiver un potager agro-écologique pour se nourrir. Le potager devient aussi son lieu de recherche scientifique, puisqu’elle y travaille sur des melons qu’elle tente de rendre plus résistants aux virus… Autant j’ai beaucoup aimé tout ce qui touche en soi à l’agroécologie, j’avais oublié à quel point c’était vivace aux États-Unis dans les années 80 (c’est très déprimant de constater le recul des bonnes pratiques qui étaient pourtant bien en place)… autant j’ai moins aimé la métaphore… Un peu trop évidente, même si elle fonctionne très bien.

Bon sinon, on est d’accord qu’on peut dire qu’on a toutes les deux aimé le livre : c’est de la bonne SF, et très accessible, y compris pour celles qui n’ont pas l’habitude d’en lire… Mais vu qu’on est sur un media qui parle de “livres féministes au sens large”, je me suis demandé si le livre était féministe. Ok c’est écrit par une femme, ok l’héroïne est une femme, mais bon ça n’est pas du tout suffisant pour dire que c’est féministe…

Mélanie

Est-ce que c’est un livre féministe ? Je n’en sais rien (en fait, j’ai souvent du mal à répondre à la question). J’ai rigolé, la première fois qu’on en a discuté, sur le fait que l’héroïne, privée de tout contact intime du fait de sa maladie, se bricole un pisse-debout avec un godemiché reconfiguré, puis se glisse à côté des hommes devant les urinoirs et observe leurs engins en douce. Quelque chose comme, wow, pas mon truc, mais whatever works for you sister, hein. En y repensant, je trouve ces passages poignants, et matière à réflexion. Le désir purement voyeuriste – le désir de voir l’organe sexuel de l’autre pour satisfaire une pulsion, sans aller plus loin – j’ai le sentiment que c’est un versant très peu exploré de la sexualité féminine. Et plus encore, la « misère sexuelle » au féminin – pour reprendre l’expression alibi des mascus et de leurs porte-flingues – on n’en parle à peu près jamais. La mélancolie de cette solitude-là, qui revient régulièrement la lanciner, tout ce désir qui en finit par avoir du mal à se trouver un objet clair. Ce n’est pas le cœur du texte, sans doute, mais c’est l’un des points où il s’aventure là où on n’ose pas dire les choses : et ça, pour moi, c’est une démarche féministe.

Louise

Moi aussi, ça m’a beaucoup intriguée et clairement c’est qui m’est le plus resté dans la tête. D’ailleurs dans sa postface, Judith Moffet rappelle que c’est cette conduite étrange de l’héroïne qui a le plus fortement marqué les esprits. Tu m’étonnes ! Bref, Tiny Tango, c’est un très chouette livre, féministe donc, engagé, documenté et très intelligent. Surtout ça donne envie de vivre pleinement et sans restriction, ce qui en ces temps de fureur hygiéniste fait le plus grand bien.