Vivre d’amour et de rage : Cher connard de Virginie Despentes

Écrire une chronique sur un livre de Virginie Despentes n’est jamais chose aisée. Je suis clairement une fan, une groupie, une inconditionnelle dont les yeux brillent quand elle lit quoi que ce soit sur et de son idole. C’est ma star. Dans une interview au Point1 en 2018, elle disait pour parler de Vernon Subutex : « Stylistiquement, la musique m’a plus aidée que la littérature ».

Et bien me concernant, Virginie Despentes m’a plus aidée à affirmer mon féminisme que n’importe quelle autre autrice. Elle m’a donné de la force et du courage. Elle a mis les mots justes sur ce que je ressentais et sur ce que je vivais.

Vous comprenez désormais la difficulté pour moi de rester objective. Pourtant, et c’est là également où Despentes frappe fort, elle m’a appris à tout décortiquer, à analyser et à déconstruire. Alors quand il y a des trucs qui ne me plaisent pas particulièrement dans ses bouquins, quand je m’ennuie ou que quelque chose me chiffonne, je suis capable de le dire et évidemment c’est très important. L’aveuglement conduit souvent à la bêtise.

Mais passons tout ce blabla sûrement inutile si je veux réussir à vous faire lire ma chronique en entier. Alors, comment c’était Cher connard ?

« Cher connard,
J’ai lu ce que tu as publié sur ton compte Insta. Tu es comme un pigeon qui m’aurait chié sur l’épaule en passant. C’est salissant, et très désagréable. Ouin ouin ouin je suis une petite baltringue qui n’intéresse personne et je couine comme un chihuahua parce que je rêve qu’on me remarque. »

Le connard, c’est Oscar eh oui ça rime, c’est musical. Un écrivain qui a un petit succès, il peut vivre de son écriture, c’est déjà pas mal. Il est issu de la classe ouvrière, « bon à l’école. C’était un truc de moche, ainsi qu’un truc de pauvre. » Il se présente comme issu de « la dernière génération à qui l’on a fait croire qu’en travaillant dur, on pourrait s’élever socialement ».

Il entame une correspondance avec Rebecca, une star du cinéma français qu’il avait tout d’abord commencé par insulter, faisant des remarques grossières sur son physique. Sauf que Rebecca n’est pas du genre à se laisser faire, elle a de la répartie. Elle n’hésite pas à envoyer en l’air ce petit homme insipide. Elle a une vision amère mais aussi assez mélancolique du monde dans lequel elle évolue. Elle est quinquagénaire, il est plus difficile d’avoir des rôles car « ce n’est pas le public qui décide qu’on n’écrit rien pour les femmes de [son] âge. C’est d’une autre loi qu’il s’agit. » Elle en veut à toute la clique des « on ne peut plus rien dire, on est cancellé pour un rien » car finalement « [vous voulez] savoir ce que c’est de se faire annuler ? » Il suffit de parler « avec une actrice de [son] âge. »

Progressivement, les lettres s’étoffent, les échanges sont plus profonds, les personnages se confient et partagent leurs pensées et leurs faiblesses. Oscar est en mode ouin-ouin car c’est son tour, #Metoo frappe à sa porte et évidemment comme la plupart des mecs il ne comprend pas pourquoi il serait concerné. Sa victime, c’est Zoé Katana, son ancienne attachée de presse, désormais blogueuse féministe très influente. Ses billets font office d’interlude dans le livre. Une pause entre les lettres d’Oscar et de Rebecca.

Oscar est un minable, c’est vrai. Un gars toxique comme on peut en trouver au travail, dans le bar du coin de notre rue, en soirée avec les copains et les copines, … « L’émancipation masculine n’a pas eu lieu », lui assène Rebecca, prête à lui mettre de grosses claques via ses lettres pleines de mordant. Elle lui rappelle que les hommes, « ce que vous nous dites, nous l’entendons, c’est ne vous libérez surtout pas de vos chaînes, vous risqueriez de briser les nôtres dans le mouvement. »

« Ça vous est tombé dessus comme une sale surprise. Vous allez vous habituer … »

Despentes évoque donc avec intelligence toutes les questions liées au féminisme, elle défouraille comme une forcenée celles-ci. Chaque punchline frappe là où ça fait mal. Vous n’avez qu’à bien vous tenir les pleurnicheurs. Même Oscar est capable de se rendre compte qu’« [il] y a une solidarité masculine – mais il n’y a pas de fraternité. » Zoé, elle, via la plume acérée de Despentes et surtout un langage sans concession, dénoncent ces gars responsables de suicides de gamines qui n’avaient fait que montrer « qu’elles s’éclatent avec un mec qui leur plaît » alors qu’en réalité ce qu’il devrait se passer, c’est plutôt simple : « Les garçons des lycées devraient faire des haies d’honneur aux bonnes suceuses. Au lieu de quoi il nous est toujours reproché de vouloir baiser avec eux. Et quand on refuse, c’est encore pire. » Double discours que chaque femme connaît dans son quotidien. Il y a de quoi péter des plombs quand même.

Toutefois, chaque personnage n’est ni noir ni blanc, ce serait bien trop simpliste de dépeindre la société de la sorte. Nous sommes une multitude de facettes. Au fil des pages, on découvre les faiblesses qui parfois unissent Oscar et Rebecca. Les expériences communes. Ils ont des addictions, héroïne ou alcool même combat : décrocher. Cela les rapproche, attendrit le regard du lecteur·ice et adoucit la lecture de Cher connard car même si la défonce c’est violent et destructeur eh bien Despentes l’aborde finalement avec délicatesse, ses personnages ne sont pas jugés ou pointés du doigt. Pour eux, « [la] toxicomanie c’est toujours une histoire de foi, vouloir vérifier impossibilité du miracle : vouloir recommencer la même chose et que cette fois ça marche. » Il n’y a pas de fierté ou de vrai contentement dans la prise de ces substances, cela relève plus de « la déclaration de guerre qui dit – je suis une merde ? Regardez-vous – moi au moins je ne fais pas semblant. »

« J’affirme qu’à chaque fois qu’un homme impose son plaisir à une femme il se soumet instinctivement à la loi du patriarcat et que la première règle de cette loi consiste à s’assurer que nous soyons exclues du domaine du plaisir. »

Cher connard est un livre surprenant, il permet aux lecteur·rices de porter un regard critique sur le monde qui les entoure, de jeter en l’air ses idées préconçues et de fuir les colères inutiles. La rage est nécessaire mais elle doit être constructive. S’aimer les uns les autres c’est bien, lutter pour briser ses chaînes c’est pas mal aussi. La forme du roman permet à l’échange épistolaire d’être remis au goût du jour. C’est malin car ces lettres imposent une réflexion. Les personnages, s’ils veulent continuer à échanger, sont forcés d’ouvrir une partie de leur intimité, d’être confrontés à leurs démons les plus repoussants. Écrire est un exutoire. Là aussi nous sommes dans une libération de la parole. Il y a par ailleurs du Despentes dans Oscar, Rebecca et Zoé. Elle aussi a de multiples visages et a pu sortir du chemin à tort ou à raison. Elle réussit à se placer du point de vue d’Oscar tout en ne justifiant pas ses actes. Le but est de décrire tous les mécanismes de l’horloge Patriarcat. Elle se confie sur ses addictions, sur ses propres faiblesses. Elle aborde le sujet sensible de la psychiatrie, Zoé « ne déteste pas le rituel du psy – [elle] aime bien parler [d’elle]. Le problème, c’est que quand ils [nous] répondent, [on] voit tout de suite qu’ils n’entendent pas un traître mot de ce [qu’on] leur dit. »

Il y a plusieurs lectures, toi lecteur ou lectrice peut-être que tu te retrouveras dans l’un des personnages, dans plusieurs ou dans aucun. Despentes permet à chacun·e de s’identifier ou pas. Nos identités sont complexes et elle le montre très bien. Alors que certain·es voyaient déjà Cher connard comme un texte contenant uniquement des règlements de comptes et des phrases assassines, il est clair que Despentes tout en continuant à manier la punchline avec classe (et qu’est-ce que ça fait du bien ! ) présente un texte riche en thématiques et surtout profondément dans son époque. Il y a de la rage dans ce roman aux allures de long slam percutant mais aussi de belles piqûres d’amour.

« [Bien]sûr qu’on ne tombe pas amoureux de quelqu’un parce qu’il a tel ou tel genre. On tombe amoureux et c’est tout. »

1 https://www.lepoint.fr/culture/virginie-despentes-la-musique-m-a-plus-aidee-que-la-litterature-08-09-2018-2249589_3.php