La vie seule de Stella Benson : une sorcière pas comme les autres

La Vie seule, enfin traduit en 2020 par Leslie De Bont, est sorti aux éditions Cambourakis.

Première Guerre Mondiale. L’humanité court à son éternel destin tissé d’horreurs et de bruit, de corps déchirés, de bombardements assourdissants et de maisons éventrées. Au quotidien, les populations de l’Europe organisent la survie et laissent de côté la vie. La littérature peut-elle encore dire le monde quand les bras et les esprits sont accaparés de toutes parts ? 

OUI ! crie Stella Benson. Cette romancière et militante féministe admirée par Virginia Woolf publie en 1919 une fiction fantaisiste et détonante La Vie seule, enfin traduite un siècle plus tard en 2020 par Leslie De Bont, aux éditions Cambourakis.

Pour Stella Benson, la littérature doit briser le charme qui nous lie à notre folie humaine, nous séparer de la frénésie et de la cacophonie du monde pour en retrouver l’harmonie et la magie ; en tout cas, le poème « Détachement » en exergue du livre, écrit par l’autrice nous prie d’observer la mer harmonieuse et de déposer notre moi, libéré de « toute indécision,/ Du sang, de la fatigue, et de toute cruauté » et nous délivre comme un ultime secret ce conseil avant d’ouvrir l’espace de la fiction « J’ai vendu mon moi en échange de la tranquillité ».

Quel est cet étrange pacte passé avec la magie qui se fait promesse de bonheur ? La fiction qui suit ne sera que le développement de cet enseignement à la façon d’un conte de Lewis Carroll, la guerre en toile de fond en plus ! une invitation à faire entrer le beau temps au milieu du tonnerre, et à ne surtout pas se prendre au sérieux.

De l’ennui à la frénésie

Le roman La Vie seule orchestre la rencontre de Sarah Brown, jeune femme discrète et éteinte, employée dans une association caritative, et d’une sorcière haute en couleurs, taillée sur mesure pour faire voler en éclats tout ce qui peut de près ou de loin ressembler à un cadre. L’entrée fracassante de cette dernière qui s’en va rouler sous une table du comité de charité dès les premières pages va durablement bouleverser la vie étriquée de Sarah Brown pour ouvrir l’espace romanesque à une succession d’incongruités dramatiques, de dialogues irrévérencieux et d’envolées métaphysiques pleines de sagesse pour notre plus grand bonheur.

Frappée par l’hypocrisie des bonnes dames des pauvres, aux motivations peu louables, Sarah Brown quitte sa vie londonienne pour rejoindre une résidence réservée aux femmes, la bien nommée La Vie Seule, sorte de béguinage où personne ne dirige, et où on vit entre sœurs, sans vraiment se croiser si ce n’est dans la cage d’escalier. De sautillements en gambades, cette jeune femme ira travailler la terre avec des fées, traversera la Forêt Enchantée à califourchon sur le cheval d’un prince qui en aime une autre et finira par tout quitter pour le Nouveau Monde, après avoir compris l’absurdité de sa vie : 

« Elle se demanda comment elle avait fait pour s’assoir tous les matins face à cet énorme et bien sérieux répertoire de fiches sans tenter de lui faire des chatouilles »

Mariée à un diplomate, Stella Benson voyage en Europe et aux Etats-Unis. Prise dans un rôle d’épouse trop étroit et engoncée dans une vie mondaine qui l’ennuie profondément, elle soulage sa lassitude à force d’écriture. Soucieuse des questions sociales, comme son personnage de La Vie seule, elle s’engage activement aux côtés des plus démunis, des crève-la faim. On cherche d’ailleurs beaucoup à manger dans ce livre, au milieu des pénuries, les ventres se serrent mais c’est avec humour que la tragédie frappe : s’il n’y a rien à mettre sur la table basse à 16h, qu’à cela ne tienne, on passe mettre en gage un manteau pour nourrir ses hôtes. Le pauvre maire n’arrive pas à ses fins avec la sorcière qui excite sa virilité et doit patienter, avec sa main semblable à un « gros steak », que celle-ci assouvisse son appétit violent de nourriture : 

« Non, répliqua la sorcière. J’ai tellement faim que je sens mes côtes se replier sur elles-mêmes. Il faut absolument que je mange des saucisses avec une purée de pommes de terre et deux beignets aux pommes. »

La sorcière fera durer la torture de cet homme réduit à rien sous son charme dévastateur et se délecte de prendre le temps de sculpter dans sa purée « un château en ivoire construit sur un rocher dans une mer de cristal », la saucisse incarnant le dragon du château. Son repas avalé goulûment, elle lui réclame une photo de lui, un « scalp » comme elle dit, preuve qu’elle aura été une fois dans sa vie demandée en mariage par un homme « Si vous voulez bien me donner une photo de vous, moi aussi je l’étiquetterai « scalp » et la mettrai dans ma boutique. Ça, ça ferait très adulte, n’est-ce pas ? ». Moqueuse ou sincère, qui sait ? Mais il est certain que la sorcière parle sans filtre, et réalise notre désir le plus inavoué : le tabou ultime, dire tout ce qu’on pense. 

On retrouve ce ton de libre penseuse, incisif au possible dès qu’il s’agit de gifler la société anglaise conservatrice de ce début de 20e siècle. Le portrait de Lady Arabel, l’une des bonnes dames charitables, est un exemple du genre : 

« elle était aussi vertueuse qu’Achille était invulnérable. Quand elle est née et qu’on avait plongé son âme dans la vertu, un talon était fort heureusement resté au sec. Elle avait un mari, mais aucune autre tragédie marquante dans sa vie. »

Comment ne pas jubiler de reconnaissance à la lecture de ces piques truculentes comme Oscar Wilde savait les ciseler quelques années auparavant ? 

Génie ou impostrice ?

Décousu, mal construit, foutraque pour les un.es, génial, inclassable, sans pareil pour les autres, l’expérience d’une fiction de Stella Benson ne laissera personne indifférent. Empreint d’une énergie débordante, difficilement canalisable, le texte folâtre et s’échappe de nos mains comme les guides d’un cheval piqué par un vent de folie. Pied de nez à tout ce que l’Académie peut s’épuiser à échafauder comme catégorie littéraire. Stella Benson court encore, « sourde comme un pot » à l’horreur de l’humanité et comme la sorcière de son dessin, reproduit magnifiquement en couverture, elle continue de sillonner les airs à la recherche du sortilège qui mettrait fin une bonne fois pour toute à la violence du monde.