Fille, Femme, Autre de Bernardine Evaristo

Qui est Bernardine Evaristo ?

Bernardine Evaristo, de son vrai nom Bernardine Anne Mobolaji Evaristo, est une écrivaine et universitaire britannique et nigériane. Fille d’une Anglaise et d’un immigré nigérian, elle se passionne très tôt pour le théâtre et l’écriture. Elle a écrit huit romans et ouvrages poétiques qui explorent la diaspora noire. Evaristo publie des critiques littéraires. Elle a notamment fondé le prix international Brunel de la poésie africaine en 2012, elle a présidé en 2012 le jury du prix du Caine et le prix de la nouvelle du Commonwealth. Elle a cofondé la première compagnie théâtrale de femmes noires en Grande Bretagne Theatre of Black Women. Depuis octobre 2020, elle est responsable d’une nouvelle collection d’ouvrages qui consiste à rééditer et faire circuler d’anciens livres.

Crédit photo https://bevaristo.com/

La Dernière Amazone du Dahomey ! C’est le titre de la pièce de théâtre qui structure tout le roman de Fille, Femme, autre de Bernardine Evaristo. Cette pièce encadre le récit, elle est le point culminant de la carrière d’Amma (probablement l’héroïne du livre mais y en a-t-il vraiment une ?) et elle réunit presque tous les personnages à la fin. Chaque personnage féminin, et masculin, est raconté, suivi et décrit parce qu’il est lié directement ou indirectement au spectacle, qui est retardé à la fin du roman.

La dramaturge et metteuse en scène c’est Amma. D’ailleurs c’est par sa vie que commence le récit. Toutes les autres femmes du livre sont définies par le lien qu’elles ont avec elle : fille, amie et/ou petite amie manquée, amie d’enfance, mère d’amie d’enfance, collègue enseignante de son amie d’enfance, critique, mère de la critique, grand-mère de la critique. Un homme apparait, Roland, grand ami d’Amma qui a accepté de lui faire un enfant ; il ne fait pas l’objet d’un chapitre : il n’est là que pour « La fête ». Dans le reste du roman, toutes les vies se déplient ou se déploient telles un accordéon et chaque début de chapitre nous plonge in medias res dans une intimité pleine de rebondissements, de secrets, de révélations brutales et de plaisir sensuel et intellectuel.

Où sont les femmes ?

A chaque début de chapitre, il y a la promesse d’une aventure de découverte de l’unicité d’une femme, une promesse de sincérité et d’authenticité tant dans la souffrance que dans les sursauts existentiels. Les révélations envers soi-même peuvent être crues « Il fallut des années à Dominique pour qu’elle cesse de se blâmer d’être restée si longtemps avec Nzinga -presque trois ans, trois1 ans ». Le passage d’une période de vie à l’autre peut se révéler formateur parce qu’il évince toute innocence « Tu n’es pas notre fille au sens biologique du terme, l’informa son père au cours du déjeuner de son seizième anniversaire (c’était le moment idéal) ». Les débats, qui amènent à une autre façon de penser, sont sans langue de bois. La parole n’est pas limitée et l’absence de point finaux (en fin de phrase et de paragraphe) et de majuscule (hormis les noms propres et les titres) contribue progressivement à la fluidité de la lecture, elle mime aussi une nouveauté, à savoir une écriture sans barrière tant dans le fond que la forme.

Une chance pour toutes !

Chaque voix féminine est entendue, écoutée et a de la valeur. La construction du roman laisse cette impression : en effet, chaque chapitre, excepté le dernier, est tripartite. Chaque sous-chapitre a à peu près le même nombre de pages et de subdivisions et la focalisation est toujours interne. Trois femmes sont présentées par chapitre et elles ont toutes un lien plus ou moins direct avec Amma. Quant au dernier chapitre, intitulé à juste titre « La fête », c’est l’apothéose : tout le monde est réuni pour la première de la pièce. Les regards se croisent, s’évitent, se surprennent, s’analysent et se séparent. Chaque femme met son système de valeur et son évolution en contact avec ceux d’une autre. Là encore, des vérités se disent ou se cachent. Mais surtout chacune se rend compte des limites de sa pensée et se rend compte de la profondeur de la pensée de l’autre.

Cet équilibre de la pensée est amorcé par le roman à plusieurs reprises. En donnant la parole à chaque femme, l’autrice nous permet d’avoir deux versions du même événement. Carole, par exemple, passe soudainement d’une élève en voie d’échec scolaire à une élève motivée et décidée à réussir. Du point de vue de sa très bonne amie de l’époque, Latisha, qui est clairement ce qu’on peut appeler une mauvaise fréquentation, « Carole devint la plus bûcheuse des gratte-papiers, gagna des prix, une vraie Tête de Nœud qui pétait plus haut que son cul » : on reconnaît ici l’opinion d’une très jeune personne qui n’est malheureusement pas au courant des enjeux qui se jouent. Du point de vue de Shirley, l’enseignante que Carole surnommait au début « vieille bique, Face de cul, le Dragon de l’École », Carole est un vrai « miracle » qui vient un jour lui dire « j’veux devenir meilleure, miss, pardon, Mrs King, j’veux travailler plus dur et tout et aller à l’université et trouver un bon job et tout ça ». Enfin l’intéressée, Carole, connaît l’origine de ce changement « elle entrevit leur avenir et le sien, mères-gamines poussant des landaus, des bombes à retardement sans père ». D’ailleurs cette version du changement de comportement est la première donnée par l’autrice. Les deux autres personnages ont interprété cette transformation à partir de leur point de vue, en fonction de leur sensibilité du moment et de leurs objectifs de vie. De ce fait les conséquences ont été très différentes dans la vie de chacune. Aucune opinion n’est donc cachée.

C’est naturellement que les sujets convergents sont évoqués mais également ce qui a été injustement et bêtement qualifié pendant très longtemps de « querelles de femmes ». Certains personnages interprètent des duels verbaux ou des rencontres comme de simples attaques féminines, portant ainsi un regard genré et biologique sur une situation, sans chercher à comprendre les raisons de l’autre. L’incompréhension règne car bien souvent il s’agit d’un conflit d’intérêt et d’un manque de communication parce que chacune reste sur son idée qu’elle jugeait à cet instant la plus légitime et valable. Il leur faut des années, malheureusement, pour que cette situation se termine avec douceur.

La vie avant tout

Ce sont bien souvent les mélanges peu traditionnels qui sont salvateurs. Ils sont de différents types. D’une part, ils relèvent de la sexualité : une fille d’immigrés barbadiens épouse un fils d’immigrés guyaniens, une fille d’immigrés nigérians épouse un Anglais blanc et riche, une transgenre anglaise qui se met en couple avec une transgenre hindoue. D’autre part, ils sont au sein même de la famille : Megan, devenue Morgan, a une relation complice très forte avec sa grand-mère Hattie, relation qu’elle n’a jamais pu avoir avec sa propre mère (qui est toujours vivante). Elle peuvent aussi être au départ professionnelles puis vite déborder : après deux mariages qui ont fini par un divorce, Penelope déclare à sa femme de ménage « vous êtes ici pour travailler […] or Penelope ne tarda pas à enfreindre son propre règlement, parlant à jet continu tout en suivant Bummi dans toute la maison, pestant contre son abominable premier mari Giles, un ingénieur, un connard sexiste moyenâgeux, et son immonde deuxième mari, Philip, un psychologue, une espèce de chien galeux qui pourchassait toutes les putes lubriques quand elle avait le dos tourné ».

Les femmes au complet

Le parcours de chaque femme est raconté dans toute sa variété et les moments de vie charnières sont clairement mis en valeur. Les réflexions et les questions sont sans tabou. Cela commence dès le jeune âge « Yazz passe parfois des nuits entières sans dormir à s’imaginer rester seule toute sa vie / si elle ne peut pas se trouver un copain convenable à dix-neuf ans quel espoir y a-t-il qu’elle en trouve un quand elle sera plus vieille ? ». Cela se poursuit avec la recherche d’identité sexuelle « l’identité trans ne s’obtient pas en jouant, sous l’effet d’un caprice, il s’agit de devenir soi, véritablement, malgré la pression de la société, la plupart des gens, sur la palette, se sentent différents depuis l’enfance ».

La souffrance infligée aux femmes noires n’est pas oubliée :

« elle les écouta débattre de ce que signifiait être une femme noire / ce que signifiait être féministe quand les organisations féministes blanches vous faisaient sentir que vous n’êtes pas la bienvenue / ce qu’elles éprouvaient quand elles se faisaient traiter de Négresses, ou tabasser par des crapules racistes »

Même lorsqu’une relation intense est terminée, elle continue dans l’esprit de la femme et cette dernière parvient seule à se satisfaire «  elle ne le haïssait pas pour ça, elle le désirait encore plus à cause de ça / il devint un matériau à fantasmes : ils passaient des après-midi érotiques dans des hôtels exotiques, elle portait des sous-vêtements sexy, paraissait plus jeune que son âge / en imagination, tout est possible / encore maintenant, tant de décennies plus tard, la vieille attirance refait surface quand il arrive pour l’été, et qu’elle le voit dans une certaine lumière ». Le changement de genre fait porter un regard précis, objectif mais également alarmant sur le traitement audiovisuel des femmes :

« je regrette de ne pouvoir m’asseoir seule dans un bar toute la nuit à siroter une pinte sans me sentir gênée et importunée / et je ne supporte pas de regarder ces séries télé où des jeunes femmes sont massacrées par des serial killers psychopathes et finissent sur une dalle le torse ouvert jusqu’au nombril avec le médecin légiste qui tient le cœur ensanglanté dans ses mains / j’aimais ces fictions avant, maintenant je comprends qu’elles sont tout bonnement un moyen d’exercer un pouvoir sur les femmes, de les, de nous effrayer ».

L’autocorrection « nous » en plus de montrer une solidarité, récente, avec le genre féminin indique que la transformation sexuelle se fait progressivement et que le langage est le reflet d’une société genrée. Enfin, on a le regard d’une femme âgée et pleine d’expérience qui apporte de la tendresse au cœur et à l’esprit « ses petits-enfants ont tous l’air plus blancs que noirs parce que Sonny et Ada Mae ont épousé des Blancs / aucun d’eux ne s’identifie comme Noir et elle soupçonne qu’on les prend pour des Blancs, ce qui attristerait Slim s’il était toujours là / elle, elle s’en fiche, quel que soit le moyen, s’ils peuvent échapper à toute cette histoire, tant mieux, pourquoi se laisser bloquer par le fardeau de la couleur ? ». Quelle parole libératrice !

On l’aura compris, ce qui importe dans ce roman c’est la relation à l’autre et pour y parvenir il y a focalisation sur la manière dont chacune évolue : seule, en action, en pensée, avec l’autre, contre l’autre, sans l’autre. La pièce de théâtre, tant attendue, en est un parfait tremplin : « pendant l’entracte, au bar, elle a noté un changement dans le regard que certains spectateurs blancs portaient sur elle, beaucoup plus amical que lorsqu’ils l’avaient croisée dans le hall, comme si d’une certaine manière la pièce la reflétait et que leur approbation du spectacle se reportait sur elle ». L’art aide chacune à se positionner face à elle-même et aux autres : l’art rend libre !

1Tout ce qui est en italique dans cette chronique l’est dans le livre de Bernardine Evaristo.