Riot Grrrl de Mathilde Carton : l’histoire d’une révolution punk et féministe

(© Le Mot et le Reste/Justin Clynes)

« On ne jouera pas si les mecs ne laissent pas les filles devant ! » Dans Riot Grrrl, la journaliste Mathilde Carton revient sur le mouvement punk et féministe des années 90 qui a secoué la scène underground. De concerts en fanzines, la jeune chanteuse Kathleen Hanna et ses consœurs ont révolutionné un univers dominé par les hommes et ont mené un combat qui trouve écho encore aujourd’hui dans la culture populaire. 

À travers des entretiens et rencontres tenus avec celles qui menaient la fronde de ce mouvement, une plongée dans des archives universitaires, et en s’appuyant sur des extraits de paroles et fanzines, l’autrice fait le compte rendu documenté de ce cri de colère et de ralliement qui fomente la Revolution Girl Style Now.

Les Riot Grrrl, plus qu’un simple courant musical

Dans les années 90, la scène punk étasunienne est une contre-culture largement excluante envers les femmes. Quand la chanteuse Kathleen Hanna des Bikini Kill a le mot « SLUT » (« SALOPE ») écrit au marqueur sur le ventre et qu’elle invective la salle de concert de laisser les femmes passer au premier rang, un vent de révolution souffle sur la scène underground. Ces filles ont créé leur propre mouvement, une sorte de « croisade punk » qui est profondément féministe. Elles dénoncent et se réapproprient l’objectification masculine, ou le male gaze, en la performant et revendiquent leurs propres désirs par le même biais.

Kathleen Hanna, Bikini Kill

Elles prennent aussi en main le processus créatif : elles écrivent des morceaux, s’emparent de leurs instruments, organisent leurs propres tournées, lancent des fanzines et ateliers. Le but n’est pas d’atteindre la virtuosité musicale, mais de laisser place à « un espace de création féminin dont soit exempt le regard des hommes ».

Le premier numéro du fanzine Riot Grrrl, juillet 1991

Dès le début, elles intègrent l’idée que le personnel est politique. « Elles juxtaposent théorie féministe et le récit de leur quotidien », écrit Mathilde Carton. Leurs performances sont souvent suivies de groupes de discussion où les sujets varient de témoignages d’agressions sexuelles à des échanges sur la place des femmes dans la musique. Dans les fanzines et flyers, elles publient des manifestes féministes qui côtoient des récits d’inceste ou des conseils sur la masturbation.  C’est une révolution DIY, par les filles et pour les filles. « Plus les filles créent, et plus les inégalités de genre s’estompent », explique Tobi Vail, la batteuse des Bikini Kill. En somme, militantisme et musique vont de pair pour les Riot.

Manque d’inclusivité et tensions internes : une révolution mal maîtrisée ? 

La révolution Riot Grrrl a pourtant du mal à se concrétiser. Le travail de contextualisation de la journaliste Mathilde Carton met en avant plusieurs facteurs qui expliquent pourquoi le mouvement implose au mitan des années 1990. Tout d’abord, les Riot font face à une violence extraordinaire lors de concerts, que ce soit sur la scène (« des sifflements, des menaces, des cannettes de bière et même des ceintures lancées en pleine trogne ») ou en coulisses (« les intimidations des autres groupes, les promoteurs qui vous tripotent, les mecs qui vous attendent à la sortie de la salle pour vous dégueuler tout le mal qu’ils pensent de vous »). Tobi Vail dira même que « chaque concert était une bataille et les gens se battaient pour leur vie ».

Le traitement médiatique des Riot reflète en partie cet environnement misogyne et hostile. À une époque où l’anti-féminisme est à la mode, les médias passent à côté de ce que le mouvement a de subversif. Révélateur du « formidable entre-soi masculin » de la presse, ce traitement réducteur et détourné va pousser les Riot Grrrl à ne plus parler aux médias mainstream. Les rares fois où Kathleen Hanna répond à des interviews, elle met une cagoule sur sa tête. Bikini Kill justifie la démarche dans un flyer distribué pendant les concerts :

« Parce que dans chaque type de média, je me vois giflée, décapitée, moquée, objectifiée, violée, dévalorisée, rejetée, ignorée, stéréotypée, frappée, méprisée, molestée, discréditée, poignardée, blessée par balles, étouffée et tuée. Parce que je suis fatiguée que ces choses arrivent à moi. Je ne suis pas un punching ball. »

Mais cet embargo envers les médias ne fait pas l’unanimité au sein du mouvement. Est-ce vraiment possible de faire une révolution sans massivement rallier à la cause ? La presse mainstream permet d’atteindre un plus grand nombre de personnes et de se légitimer, et s’en priver limitera « l’horizon de leur révolution ».

Les tiraillements internes enveniment la situation. Une popularité grandissante sur la scène underground signifie aussi des nouvelles arrivantes, souvent plus jeunes, qui ne maîtrisent pas forcément les concepts féministes qui sont à la source du courant. Bientôt, elles se policent les unes les autres et commencent même à distinguer les « bonnes » Riot des « mauvaises ». À cela s’ajoute un plus grand problème qui est le manque d’inclusivité. Mathilde Carton décrit le mouvement comme étant « plutôt monochrome et homogène » et « élitiste ». En effet, c’est un courant majoritairement blanc qui peine à intégrer les différences de race ou de classe. 

En 1992, lors d’une convention Riot Grrrl, un atelier intitulé « désapprendre le racisme » va tourner au fiasco. Très vite, la discussion vire sur le « racisme anti-blanc » avec des participantes blanches sur la défensive. Les quelques filles racisées quittent l’atelier. La tentative d’approche intersectionnelle a échoué.

Les problèmes au sein des Riot sont emblématiques de ceux du féminisme des années 1970, où les différences ethno-raciales et socio-économiques passent à la trappe. Les Riot racisées vont investir les fanzines à défaut des concerts et groupes de discussion. Certaines créent leur propre courant, les Sista Grrrls Riot, par et pour les filles noires. Mais « niche dans la niche », elles n’atteignent pas un réseau énorme et exposent les limites du mouvement.

Numéro 4 du fanzine Gunk, créé par Ramdasha Bikceem

L’héritage Riot : du punk underground à la pop mainstream

D’après la thèse du critique américain Marc Le Sueur, le cycle de la nostalgie – c’est-à-dire le temps qu’il faut pour que la société se réintéresse à un moment culturel précis – dure trente ans. Aujourd’hui, force est de constater que l’esprit Riot est toujours vivant. « Rebel Girl » l’hymne de rébellion de Bikini Kill s’est infiltré dans la culture populaire, que ce soit avec Miley Cyrus qui l’entonne au Super Bowl 2021, ou dans une multitude de séries et films, tel que Moxie d’Amy Poehler (2021), Captain Fantastic de Matt Ross (2016) ou encore Orange Is The New Black (2015). L’ère #MeToo a évidemment facilité ce « retour en grâce » en remettant en avant la solidarité féminine qu’on trouvait déjà dans les fanzines. Le mouvement originel a implosé, mais l’esprit ne disparaît pas.

Bien avant, les Spice Girls avait déjà pris d’assaut le mainstream avec leur mantra Girl Power, que Mathilde Carton décrit comme un exemple de marchandisation radicale et cynique de l’esprit Riot. Bien qu’on puisse supposer qu’elle ont offert une porte d’entrée au féminisme, les Spice Girls n’ont jamais eu d’agenda politique. « Elles ont simplement su profiter d’un vent de révolte qui n’était pas le leur », écrit l’autrice, et ajoute que leur message est « une version édulcorée du Girl Power de Tobi Vail ». 

Ce même Girl Power a revêtu des formes différentes au gré du temps, et a propulsé des femmes artistes telles qu’Alanis Morissette, Fiona Apple et Lizzo dans les charts. En 2014, avec la performance légendaire de Beyoncé, « le mainstream fait sa révolution féministe » constate Mathilde Carton. La chanteuse apparaît sur scène avec le message « FEMINIST » écrit en grand sur un écran géant derrière elle. Si certaines, comme l’écrivaine bell hooks, émettent des réserves sur ce qu’elles perçoivent comme une forme d’appropriation de combats et discours féministes, il faut garder à l’esprit que dans les années 2000, les stars revendiquaient rarement leur féminisme de peur de représailles médiatiques ou pour ne pas risquer d’aliéner leur audience. En 2014, la performance de Beyoncé marque un tournant. 

Dans la foulée de l’essai de Manon Labry Riot Grrrls, Chronique d’une révolution punk féministe (2016), Mathilde Carton apporte une pierre à l’édifice en documentant et analysant ce mouvement punk et féministe. Le courant Riot est devenu un objet d’étude, comme en témoignent cet essai ou le documentaire The Punk Singer de Sini Anderson dédié à Kathleen Hanna (2013) et le Woman of Rock Oral History Project, créé en 2014, qui compile des interviews filmées « pour que la mémoire du rock féministe ne disparaisse pas ». Le combat Riot est bel et bien vivant et continue de résonner.

Riot Grrrl, Revolution Girl Style Now de Mathilde Carton, Le mot et le reste