Reclaim : recueil de textes écoféministes

« Nous sommes la nature qui se défend[1]. »

« On ne naît pas femme : on le devient[2]. » C’est sur cette idée, ici mise en mots par Simone de Beauvoir, que se sont notamment construites les première et deuxième vagues féministes, ainsi que, à son humble niveau, mon propre éveil féministe. Cette pensée dite constructiviste place la construction sociale des genres et de leurs attributs à la base des dominations. Pour asseoir son pouvoir sur les femmes, le patriarcat a décidé que, de la même façon que Dieu dominait la nature, l’homme dominerait les femmes. Dans l’imaginaire collectif, le « féminin » a alors été, supposément par essence, lié à la nature, au sol, à la T/terre et donc à l’exploitation, tandis que le « masculin » se plaçait positivement du côté de la culture, de l’esprit et du progrès. C’est cette pensée de domination essentialiste que certains mouvements féministes ont donc combattu à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Et depuis quelques années en France – depuis plusieurs décennies aux États-Unis –, un mouvement émerge et divise, notamment dans les milieux féministes académiques : l’écoféminisme[3].

(Je marque une pause ici car il est temps de faire mon mea culpa. Avant même de savoir exactement ce qu’était l’écoféminisme, j’ai eu avec ce mouvement une relation de fascination/répulsion. J’avais l’impression d’être face à une sorte de spiritisme essentialiste et naïf, mais je sentais aussi que cette pensée écoféministe pouvait être réconfortante et empouvoirante. La lecture du recueil Reclaim[4] m’a définitivement fait basculer du côté de la fascination et plus encore vers l’admiration. J’ai rencontré dans les textes présentés des autrices brillantes et puissantes qui m’ont mise face aux limites de ma pensée que je croyais émancipatrice, et qui était en fait encore bien ancrée dans une vision dualiste et dominatrice du monde. Une preuve s’il en fallait du pouvoir rédempteur de la lecture.)

Reclaim, donc, est un recueil composé et présenté longuement par Émilie Hache, philosophe et maîtresse de conférence, et postfacé par Catherine Larrère, professeure émérite de philosophie. Il réunit quinze textes, tous américains (à l’exception du texte de Vandana Shiva), de formes et d’origines variées, aussi bien historiques, philosophiques, politiques, que spirituels ou poétiques. C’est dans cette diversité discursive que résident certaines des accusations portées au mouvement. Ces formes parfois non académiques et basées sur des expériences intimes de la relation à l’environnement ont pu être jugées légères, trop « féminines » et pas assez « féministes », voire fantaisistes, nous apprend Julie Cook. Or, c’est précisément cette diversité d’énoncés et d’actions qui donne toute sa vitalité à cette pensée. Comme nous le rappelle Émilie Hache, les premières actions qui peuvent être qualifiées d’écoféministes, sont nées de la peur et des inquiétudes de certaines femmes pour leur avenir, mais surtout pour celui de leurs enfants et de leur entourage. Ainsi, Ynestra King parle de la Women’s Pentagon Action qui a eu lieu dans les années 1980 à Washington suite à la course à l’armement nucléaire dans un contexte de guerre froide. Vandana Shiva met en lumière les femmes du mouvement Chipko qui se sont battues en Inde contre l’exploitation industrielle des forêts. Celene Krauss quant à elle nous parle des mobilisations des femmes blanches, africaines-américaines et natives-américaines des classes populaires contre le traitement des déchets toxiques mis en place au sein de leurs communautés. Starhawk revient sur la solidarité citoyenne qui a émergé suite au passage de l’ouragan Katrina. Catriona Sandilands nous raconte la naissance des communautés séparatistes lesbiennes en Oregon. Carol P. Christ nous rappelle de son côté l’importance du symbole pour la psyché humaine, et notamment celui de la Déesse et des rituels qui l’accompagnent dans la réaffirmation de la puissance du corps féminin.

Ces actions sont toutes nées d’une expérience individuelle proprement liée au rôle assigné aux femmes dans la société. Puisque le patriarcat leur enjoint de s’occuper des enfants et de leur bien-être, elles sont en première ligne pour préserver leur mode de vie et leur assurer un avenir enviable. Puisque la société ne reconnaît qu’un idéal, celui de l’hétéro-patriarcat, les femmes qui ne souhaitent pas s’y conformer construisent un autre modèle à l’écart des normes. Puisque l’État paternaliste tout-puissant refuse de considérer les groupes minorés, les femmes se lèvent pour défendre leur écosystème. Et ce qui partait d’un ressenti intime s’est transformé en actions puissantes et politiques qui ont permis à des femmes de sortir du désespoir et de s’émanciper.

En remettant l’émotion au cœur de l’activisme, elles se sont réapproprié (reclaim) leur lien avec la nature, et ont ainsi réhabilité (reclaim) cette nature. Et c’est précisément là que réside la différence majeure avec l’essentialisme qui leur colle injustement à la peau. Plutôt que de simplement accepter ou refuser tout rapprochement entre les femmes et la nature qui pourrait faire le jeu du patriarcat, ces activistes ont choisi elles-mêmes le rapport qu’elles souhaitent entretenir avec la nature : « La naturalisation n’est pas la nature, critiquer la première, ce n’est pas rejeter la deuxième, c’est au contraire montrer leur différence », nous explique Catherine Larrère. Il s’agit d’une véritable subversion des injonctions. Par la désobéissance civile, les écoféministes s’affranchissent du dualisme patriarcal nature/culture et redéfinissent elles-mêmes leur place dans le monde. Une place majeure, puissante, transformatrice et compatissante. À travers leurs actions quotidiennes et face aux attaques environnementales d’un pouvoir hétéro-patriarcal blanc, les écoféministes ont en effet incarné la force de la compassion dans son sens premier : elles souffrent pour et avec le monde, elles agissent donc pour et avec le collectif.

Le contexte actuel résonne fortement avec celui qui a permis l’émergence des mouvements écoféministes aux États-Unis : les effondrements écologiques sont passés des scénarios de fiction aux prévisions scientifiques ; les tensions géopolitiques sont de plus en plus évidentes ; les épidémies liées à l’exploitation animale font désormais partie de notre quotidien. Le monde d’aujourd’hui tente difficilement de sortir de « l’engourdissement psychique[5] » dans lequel le désespoir environnemental (théorisé par Joanna Macy) l’a plongé, et il a plus que jamais besoin de cette compassion trop longtemps considérée comme féminine. C’est de cette compassion érigée en principe universel que pourront naître des solutions collectives et transformatrices pour notre monde.

« Enquêtez sur les marguerites qui envahissent les pelouses,

ou sur le lierre qui pénètre partout où il le désire.

Accusez le ciel d’avoir fait tomber la pluie,

et contribué au débordement de la rivière.

Arrêtez la mouette pour vol illégal

décrétez une frontière pour enfermer la mer,

demandez à une montagne de modifier son altitude,

essayez d’empêcher une femme libre de s’exprimer[6]. »


[1] Récit des activistes du mouvement de justice climatique, proposé par le laboratoire d’imagination insurrectionnelle.

[2] Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, tome II, L’Expérience vécue, Gallimard, collection « Blanche », 1949.

[3] Pour être tout à fait exacte, l’écoféminisme avait été théorisé en France par la militante Françoise d’Eaubonne dès les années 1970. (C’est d’ailleurs elle qui a introduit ce mot, « écoféminisme », dans le champ militant français.) Cependant il s’agissait alors d’un courant très minoritaire.

[4] Reclaim. Recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Émilie Hache, éditions Cambourakis, collection « Sorcières », 2016.

[5] Robert Lifton cité par Joanna Macy dans Reclaim, op. cit.

[6] Extrait d’un poème de Susan Saxe paru dans Susan Saxe, Rosalie Bertell, Reclaim the Earth.