Porte-parole du Mouvement national des survivantes des violences sexuelles en République Démocratique du Congo, œuvrant à rompre le silence face au viol comme arme de guerre, Tatiana Mukanire Bandalire, dans son premier ouvrage Au-delà de nos larmes, paru en 2021, livre un récit de témoignages et de combats, à la fois personnel et collectif, dans lequel transparaissent une détermination et un courage impressionnants.
Un rappel contextuel
La parole émise par Tatiana Mukanire Bandalire est toujours une parole ancrée dans une situation concrète. Son livre est clair et donne les bonnes informations à la compréhension de son message. Entre l’avant-propos et la préface apparait une carte de de RDC sur laquelle figurent les espaces de culture, parfois intensive, ainsi que la répartition des richesses naturelles (diamants, or, coltan, étain, uranium, etc). Nous savons tou.te.s à quel point le sol du Congo Kinshasa regorge de ressources extraordinaires. De plus, les différentes zones de conflit sont précisées, délimitées en fonction de leur date, de leur ampleur et de leur maîtrise. Ainsi, le.la lecteur.trice peut s’y référer à tout moment quand il est fait référence à un lieu qui lui est inconnu.
A l’intérieur de son récit, Tatiana Mukanire Bandalire précise le contexte, surtout humain, dans lequel la guerre civile va surgir et se dérouler. Elle fait d’abord un rappel du génocide rwandais et de son flux migratoire comme conséquence : « En 1994, les réfugiés ont traversé la frontière avec tout ce qu’ils possédaient, y compris des armes. Ces réfugiés étaient des travailleurs, mais c’étaient en même temps des personnes traumatisées, animées par une grande soif de vengeance. Le génocide rwandais venait de se terminer, mais ils traversaient les frontières du Zaïre1 ». Elle continue en précisant le choc qu’a été la guerre en RDC, deux ans plus tard : « En 1996, la vie des gens connut un bouleversement total. La plupart des Zaïrois n’avaient encore jamais vécu la guerre et d’un coup, boum ! ». Cette révélation s’avère d’une importance capitale pour montrer à la fois le traumatisme qu’a été cette nouveauté pour la population, non préparée à la violence à venir, et probablement pour déconstruire un stéréotype qui fait rimer population africaine et guerre.
Ce sur quoi l’autrice insiste c’est surtout l’incompréhension de la population zaïroise : « Dès la première seconde du premier tir, la population a commencé à voir son fantôme dans son miroir. Personne ne savait le pourquoi de cette guerre et les gens se demandaient pourquoi les rebelles se battaient. On ne savait pas si c’était au profit du pouvoir ou pour l’intérêt de la population ». Cette absence de communication évidente et, de ce fait, le flou qui en est la conséquence, affaiblit énormément la population et peut créer une vraie perte de repères. D’ailleurs, l’autrice en souligne le manque de clarté dans le choix des cibles « on oublia alors que tout le monde était en danger ; les réfugiés, qui, pour la communauté congolaise, étaient la cause du malheur, aussi bien que toute la population, y compris les « militaires ». Tous cherchaient un endroit sécurisé mais qui restait introuvable ».
L’autrice ne parvient pas à donner un vrai motif à cette guerre tant elle n’avait aucun sens et n’était la manifestation d’aucune idéologie précise et revendiquée. En revanche, elle montre le déferlement de violence insensé qu’elle a engendré : « Cette guerre a dépassé tout entendement, avec son cortège de souffrance, de victimes civiles, ses cohortes de réfugiés, sa confusion militaire. Cette guerre ne montrera jamais son vrai visage : elle est parvenue à détricoter tout le tissu social de notre pays ». On a l’impression que cette guerre n’a qu’un but, la destruction, en laissant libre cours à toutes les pulsions inhumaines possibles.
Des victimes par millions
A travers sa plume, Tatiana Mukanire Bandalire laisse parler les autres victimes de la guerre. Pour cela, elle use de deux procédés : soit elle emprunte leur prénom, elle présente les circonstances de leur viol et emploie parfois la première personne du singulier. Soit elle laisse la victime parler directement. Elle consacre plusieurs dizaines de pages à tous ces témoignages et ce qu’il en ressort reste toujours d’une grande cruauté :
« Pendant notre captivité, on vivait comme des bêtes, j’avais perdu le goût de vivre et j’étais obsédée par l’idée du suicide. Dans ce parc, j’ai subi tous les genres d’atrocités. A cette époque, je n’avais que quatorze ans. D’autres y ont passé de nombreux mois. Certaines ont été mutilées ou grièvement blessées par des objets tranchants introduits dans leurs appareils génitaux, d’autres encore ont été tuées pour la simple raison qu’elles ont résisté au moment de leur agression ».
La description des méfaits commis sur les femmes est toujours transparente, sans ménagement, dans le but de dénoncer des horreurs inimaginables, mais pourtant réelles.
Il y a des témoignages qui sont dignes d’un scénario de film tant la situation vécue par la victime semble irréaliste et pleine de rebondissements qui bouleversent notre conscience, comme celui de Z. « traitée d’une manière qu’elle n’arrive jamais à raconter sans trembler quand il faut qu’elle en parle. Elle se retrouvera à la frontière rwandaise après s’être enfouie de la maison où elle vivait sans savoir par où entrer dans ce pays, ni comment. A la barrière de Goma, on l’écouta et un monsieur se porta garant pour aller chercher sa famille. Et c’est comme ça qu’elle reviendra chez elle huit ans après son enlèvement, avec un autre prénom et ne sachant plus parler la langue de son village ». Le rapt dont Z. a fait l’objet, en plus de lui ôter son innocence et de l’avoir humiliée devant sa famille et des inconnus (elle a été kidnappée à l’âge de sept ans, et on se doute bien de ce qu’elle a pu subir), l’a complètement déracinée d’une géographie et d’affects structurants. De plus, ce qui était sa langue maternelle devient une langue étrangère pour elle : la transmission d’informations, et surtout des motions, va s’avérer des plus difficiles.
La vie après le viol
Tatiana Mukanire Bandalire souligne l’intranquillité de la population victime de violences sexuelles et de la guerre. Elle se manifeste dans le quotidien, mais aussi dans sa relation spirituelle. L’urgence de la survie rompt tout lien entre les vivant.e.s et les mort.e.s :
« Nous sommes déjà en 2019, mais cette population n’a encore jamais eu le temps de pleurer ses milliers de morts. Personne n’a eu le temps de pleurer ses morts selon la coutume, presque tous les morts ont été abandonnés. Les rites consistant à enterrer les morts dans l’honneur, à leur faire un dernier adieu, n’ont malheureusement jamais été pratiqués ».
Dans toute société, dans toute civilisation, nous savons à quel point la relation aux ancêtres, aux aïeux.les, aux membres familiaux qui nous ont précédé.e.s dans une vie lointaine ou proche, est structurante : c’est par elle que s’opère la dignité de la lignée et l’enracinement dans une culture. Ne pas pouvoir ensevelir ses morts, ne pas avoir un lieu fixe pour s’y recueillir, c’est avoir l’impression que leur âme est loin d’être en paix… et aussi la nôtre.
En plus d’une destruction intime, intérieure, mentale et physique, les victimes doivent faire face aux regards des personnes qui leur sont les plus chères. L’autrice nous fait part du témoignage de Sarah : « Parfois, mon propre enfant, adolescent ou adulte, a honte de moi devant ses amis. Dois-je rester silencieuse sans rien faire ou au contraire essayer de changer les choses ? Dois-je laisser cette honte me faire perdre ce que j’ai de plus précieux, ma progéniture ? Nous avions une vie avant que la fatalité ne nous attrape. Nous avons une vie durant le chemin de guérison, et nous aurons une vie après nous être remises debout et avoir brisé les chaînes du silence et de la peur ». Les questions très profondes et sincères de Sarah mettent en évidence la destruction des relations structurantes et réconfortantes à cause du viol, et aussi par sa perception par la communauté.
Qu’en est-il des responsables ?
Selon Tatiana Mukanire Bandalire, ils ont divers visages. D’une part, ils ont un visage d’humain. Dans ce cas-là, ils sont nombreux, clairement identifiables mais malheureusement impunis. En effet, l’autrice donne une liste complète, sans équivoque, en précisant que ce sont « des rebelles qui se sont installés dans le pays et ont envahi la forêt, par des insurgés de l’armée, par des militaires et des policiers qui étaient censés protéger, par des soldats démobilisés, par des civils à l’esprit corrompu ». Les mots utilisés présentent ces hommes sous un jour défavorable et en souligne l’inhumanité.
D’autre part, les enjeux économiques liés à l’exploitation des ressources naturelles renvoient aux responsabilités internationales :
« La population congolaise meurt à cause d’un produit extrait de sa propre terre. Le coltan est exploité dans un village où les routes sont quasi inexistantes. La personne qui creuse pour extraire ce minerai n’a jamais eu la chance d’avoir une maison décente, encore moins celle d’aller à l’école. Exporté dans des pays à des milliers de kilomètres, il se retrouve dans les téléphones portables, les ordinateurs et les voitures électriques. Avec l’argent récolté, il se transforme en balles qui viennent tuer le même pauvre Congolais qui marche sur les minerais ».
Ce retour du minerai, tel un boomerang, vers ses origines peut faire penser à un retour de bâton mais en réalité il s’agit bien là de montrer le cercle vicieux dans lequel sont prisonnier.ère.s les Congolais.es qui sont aux deux bouts de la chaîne. Les responsables ici sont moins visibles et ils sont extérieurs au Congo : ce sont toutes les entreprises désireuses de faire du profit et qui divisent le peuple congolais afin de mieux en exploiter son sous-sol.
Lire Au-delà de nos larmes, c’est prêter l’oreille à la parole d’une battante et d’une combattante qui nous plonge dans les abîmes de la cruauté humaine. Sa lecture s’avère aussi éprouvante que nécessaire. Nous sommes aussi témoins de l’amour que porte une Congolaise à son pays et qui lutte pour la dignité de ses habitant.e.s
1 Ancien nom de l’actuelle République Démocratique du Congo entre 1971 et 1997.

Passionnée de lecture depuis petite, Magaly Jouhateau-Mauriello voit en la littérature la meilleure façon de découvrir l’âme humaine, avec ce qu’elle a de beau mais aussi de plus obscur. Ce domaine, selon elle, est le meilleur moyen de redonner une voix à celles et ceux que l’on a voulu depuis trop longtemps considérer comme muet.te.s.