La Belle de mai, fabrique de révolutions : « Qui sème le mistral récolte la tempête »

Dans la famille grève de femmes, je demande Marseille. Mathilde Ramadier à l’écriture et Élodie Durand au dessin redonnent chair aux cigarières des manufactures de tabac de la Belle de mai et célèbrent ainsi la grève victorieuse de 1887. On connaissait les sardinières de Douarnenez, si fièrement ressuscitées sous la plume d’Anne Crignon dans Une belle grève de femmes, un peu moins les ovalistes lyonnaises pourtant magnifiquement dépeintes par Maryline Desbiolles dans Il n’y aura pas de sang versé, on attend les textes et les images qui immortaliseront l’épopée des femmes de chambre de l’Ibis Batignolles… c’est qu’en matière de grèves de femmes, n’en déplaise aux manuels scolaires, il y a de quoi faire !

© Gianluca Quaranta

Marseille, donc, 1887 à la manufacture de tabac de la Belle de mai, quartier rouge parcouru de frissons révolutionnaires, la colère gronde chez les ouvrières face aux abus de pouvoir du contremaître. Contrairement à d’autres grèves, ce ne sont pas les revendications salariales qui priment au départ : c’est que la manufacture de tabac appartient à l’Etat, qui se targue d’en faire une vitrine de la modernité, et qu’on y est donc un peu moins mal lotie qu’ailleurs. L’objet du courroux des ouvrières, ces « Italo pouilleuses » majoritairement issue de l’immigration transalpine : les fouilles au corps pratiquées quotidiennement au sortir de l’atelier pour vérifier qu’elles ne volent pas de cigarettes pour la revente ou leur consommation personnelle. Voilà pour la version officielle, mais c’est surtout l’occasion d’attouchements, d’humiliations et d’intimidations. Femmes et hommes des classes ouvrières subissent l’usure du travail, du manque de soins et de repos sur leurs corps. Mais ce sont le plus souvent les femmes qui endurent la double peine : « J’en peux plus de me faire ramasser par ces fouinards et leurs grosses pattes. » Blâme reçu pour une blouse tachée de sang menstruel, images de femmes nues cédées au contremaître en échange de quelques minutes de pause supplémentaires : ici comme ailleurs, la lutte des classes ne doit pas rester sourde aux revendications féministes spécifiques.

« Fadas ! V’là qu’elles veulent renverser la marmite! »

Sespo, Teresa et Rosa vont donc s’unir pour oser cesser le travail et embarquer avec elles leurs compagnes cigarières, rapidement suivies par Paule, journaliste au Petit Provençal. Elles demandent d’abord l’arrêt des fouilles au corps et le replacement du contremaître libidineux. Bientôt grisées par le collectif et la dignité toute neuve qu’elles arrachent en ne se laissant plus faire, encouragées par celles qui ont le souvenir de la Commune de Marseille quinze ans plus tôt, elle réclament aussi « des locaux mieux chauffés en hiver, mieux aérés en été », « l’école pour nos enfants, la vraie, pas l’usine! », du matériel de meilleure qualité et des hausses de salaire. Le dessin crayonné en noir et blanc éclairé par des touches de bleu splendides, met en valeur ces ouvrières en marche qui sortent de l’ombre et de la honte. Les soutiens se multiplient, parmi les maris, dockers pour beaucoup, au journal socialiste local, auprès du poète et député des Bouches du Rhône, Clovis Hugues, qui va défendre leurs revendications jusqu’à l’Assemblée nationale. Il y a de la joie dans la lutte, de l’amour aussi, décliné au féminin pluriel pour celles dont l’aventure se finira mieux que celle de Carmen, la plus célèbre des cigarières. Les ouvrières obtiennent gain de cause et créent un syndicat : la lutte paie, et laisse derrière elle de nouvelles manières de penser le monde. Désormais à la Belle de mai, ce ne sera plus « la plus jolie » du quartier qui sera élue chaque année, mais les travailleuses qu’on couronnera au printemps. Sardinières, ovalistes, cigarières ou femmes de chambre : gardons en mémoire celles qui ont vaincu ensemble en menant à bien des grèves victorieuses !

« On a emmerdé tout le monde, l’Etat, la société, les hommes, et même notre propre classe, le monde ouvrier et syndical. Nous n’avons plus peur de rien! »