Ventres de Carole Bijou : à nos intimités révoltées

On connaissait sa voix d’animatrice sur Radio Canut à Lyon où elle a animé pendant 4 ans (2016-2020) l’émission La poésie débouche. Avec Ventres, Carole Bijou publie en 2022 un recueil qui explore nos identités organiques et nos désirs pas toujours à l’harmonie de ce qu’on attend de nos corps.

En poésie, il est rare de lire des évocations explicites du corps féminin sans artifice stylistique, comme si dire le sexe, la sexualité, la chair ne pouvait suffire à matière littéraire. Faire exister ce corps dans sa dimension gynécologique, dans sa matérialité crue occupe le centre de la matrice d’écriture de cette poétesse inédite.

Comme un premier geste créateur, Carole Bijou étale sous nos yeux l’être féminin, avec la simplicité des évidences qui n’en sont pas. Elle veut employer les mots justes et les poser devant nous pour voir ce que produit ce rapprochement entre notre enveloppe sexualisée et notre intimité complexe, dérobée aux regards et aux injonctions :

et tout me rappelle

mes seins

mon vagin

mon clitoris

mes ovaires

une femme

et

il y a

celle que je suis

qui je suis

                        : je suis

Comme si le « et » marquait la frontière entre, d’une part, les organes sexuels qui nous assignent à la condition féminine et, d’autre part, une identité essentielle, une intériorité en dissonance avec ce que les autres perçoivent de nous en surface des corps. A l’ère du soupçon post #metoo, Carole Bijou jette le doute sur notre capacité à dire et à écrire le vrai, puisque « si on se laissait être, écrit-elle, le risque serait que nous manquions à notre devoir », ou plutôt à tous nos devoirs : notre biologie, notre fonction procréative, notre valeur sexuelle, notre héritage aussi. Les injonctions à taire nos désirs de vivre sont multiples et s’égrènent comme les perles serrées les unes contre les autres d’un chapelet tourné entre les doigts de l’orante :

nos corps

veulent désirent décident sont obligés

regrettent prient donnent reçoivent frappent câlinent

écoutent crient raisonnent donnent refusent parlent se taisent s’oublient s’usent s’écroulent s’épanouissent

Des expériences en cascades qui disent la multiplicité de nos aspirations, l’avidité de notre âme et la tension de notre corps. Derrière cette vie qui jaillit en chaos de mots, c’est peut-être d’abord le droit à l’amour qui se dit.

Le locus amoenus, le poème comme écrin d’amour

Chez Carole Bijou, l’union des amants partout se célèbre : « ta main est sur mon ventre ». La lectrice prend la place de l’indiscrète et pénètre l’intimité d’un salon au mois d’avril où les corps alanguis se cherchent mollement, en quelques vers, on glisse imperceptiblement vers les peaux, les mains et les sexes qui se déploient, à quelques mètres des érables du Japon qui laissent planer un parfum de haïku sur cette écriture du moment fugace qu’on souhaite retenir parce qu’on sait qu’il constitue le sel de la vie. Alors, le trivial des « radis » qu’on a plantés, des « cinq vélos » et du « pneu de voiture » qui cohabitent dans la courette non loin des amants prend une autre saveur. L’amour charnel se change en amour cosmique « le ciel et nos sexes débordaient ». Les mots chantent l’illusion d’un plaisir éternel, sans fin, sans point comme les vers qui restent suspendus sans avoir besoin de la triviale béquille d’une virgule, au point qu’on n’aurait pas été surpris de lire à la fin d’un poème « et ils jouirent heureux et n’eurent pas d’enfant… ». Mais c’était sans compter sur la terrible réalité hors de la clairière enchantée qui attend les amants. C’eût été trop beau que ces corps ne vivent que pour et à travers eux.

Mes désirs m’appartiennent-ils ?

Avec le temps, vient la conscience qu’on n’est plus seul.es., que les discours autour de nous contaminent nos esprits, ce « on me dit » qui revient comme une litanie, ils deviennent familiers, et se muent même en nos propres discours. Les proches, les ami.es, les inconnu.es pèsent avec leurs mots sur les désirs individuels, et les confisquent : la pression est tangible, concrète, « ils appuient leurs iris contre nos visages ». La voix poétique finit par ne plus savoir si elle aspire véritablement à avoir un enfant ou si elle a cédé au conformisme social : « suis-je ce que je crois être », de quoi est faite l’étoffe de nos désirs, de nos pulsions nichées au cœur de nos ventres ou de bulles de mots qu’on crève d’un coup d’aiguille ?

En phrases suspendues et en mots cassés, biffés, hésitants, elle déplie une grammaire poétique de la virtualité. Façon expérience de Schrödinger, je désire un enfant cohabite avec je ne désire pas d’enfant : « je pourrais en avoir envie », « nous toustes (n’)avons (pas) ce désir », « je me dis que / comme tout le monde », Carole Bijou ne veut fermer aucun monde possible, car après tout, la course à la reproduction peut devenir un parcours de la combattante qui fait vaciller les corps et les esprits. La culpabilité assaille celle qui se repent d’avoir profité de la vie et à qui les équipes médicales rappellent que le corps féminnin porte une date de péremption « je ne me suis jamais pressurisée / la tête le ventre / et j’aurais peut-être dû ». La culpabilité ébranle aussi la confiance dans la solidité du couple qui peine à avoir un enfant et le corps féminin soumis aux cachets, aux rendez-vous sur les tables d’auscultation froides, pieds dans les étriers, aux piqûres, aux hormones, perd la tête, doute de tout « que veux-tu que nous fassions ? / dois-je te libérer ? / es-tu contraint ici prisonnier ? ». Quand le désir devient aliénation.

Je suis animal.e          je veux me reproduire

Tu es animal.e            tu veux te reproduire…

Dans une société, où le verbe « vouloir se reproduire » se conjugue à toutes les personnes, c’est peut-être avec le « je veux me reproduire » que la voix poétique peine le plus. Entre violences sexuelles, violences obstétricales, et difficultés à enfanter, le désir d’enfant et l’érotisme amoureux doivent lutter pour continuer d’avoir leur place dans les interstices des tourments de la parentalité qu’on rêve. Imaginer la parentalité, écouter les autres parler de leur vécu parfois déceptif de parents épuise, essore les velléités d’enfantement jusqu’à l’écœurement de cette comédie du monde où élever un enfant revient à élever une bête de concours pour le Salon de l’agriculture :

je me demande

si je ferai des enfants

comme on en fait des enfants trophées

des enfants sous concurrence

le plus beau prénom

le plus beau visage

le plus beau lego

le plus beau zizi

zezette

Alors quand les baisers n’apaisent plus, quand le ventre est tiraillé de douleurs, les seins gonflés, quand on se cogne toujours aux mots des autres qui demeurent inutiles pour dire son expérience à soi, quand le sang s’écoule entre les cuisses, quand le placenta s’en va, que ça se dérobe de partout, reste le lieu refuge, sacro saint asile des corps meurtris : le poème. C’est dans ces pages aérées qui aident à reprendre le souffle, que l’amour peut continuer sans pesanteur, car, nous l’écrit Carole Bijou, c’est le lieu de la fusion des amants, le lieu véritable de la (re)production : on peut y imaginer que l’enfant sera déposé par une cigogne « ici », que la mère pourra donner du « lait paternel », mais surtout que les lettres unissent les êtres :

je voudrais

assembler nos noms

que nous nous mêlions

ensemble

dans la langue

à cet endroit

Carole Bijou nous fait redécouvrir un millième pouvoir de la littérature, celui de ne pas s’enfermer dans nos chromosomes, nos « xy. xx xxxxxx… » et pouvoir librement passer de l’un à l’autre « être homme et femme », s’aimer et vivre en créatures hors et dans le monde à la fois. Finalement, quel médecin pourra s’immiscer dans ces vers et dire que ces pages sont stériles ?

Retrouvez Carole bijou vendredi 22 mars à 19h à la médiathèque Desnos dans le cadre du Festival Hors Limite. La soirée « Bois mes règles » évoquera les batailles de l’intime en littérature : les règles, la ménopause, le corps féminin.