L’autobiographie d’une fillette dégourdie au 18e siècle : Enfance de Manon Roland

C’est une amie qui, quelques jours avant Noël, m’a glissé dans mon sac, au lieu d’un sachet de chocolats, un mince petit livre, un « Folio à 2 € ». Il portait un nom d’autrice, « Madame Roland » et un titre très sobre : Enfance. Je l’ai ouvert et aussitôt dévoré jusqu’à la dernière page.

L’autrice est Manon Phlipon, devenue par son mariage Manon Roland, et connue dans l’histoire comme « Madame Roland ». Connue pour avoir participé à la Révolution française avec les Girondins, puis pour avoir fini arrêtée et guillotinée comme beaucoup en 1793. En revanche, on sait moins – je l’ignorais totalement – qu’elle a écrit ses Mémoires durant les quelques mois où elle était en prison, avant son exécution. Le mince petit livre édité par Folio contient le début de ses Mémoires, de sa naissance à ses 15 ou 16 ans environ, d’où le titre Enfance. Voici l’ouverture des Mémoires :

Aux prisons de Sainte-Pélagie, le 9 août 1793.

Fille d’artiste, femme d’un savant devenu ministre et demeuré homme de bien, aujourd’hui prisonnière, destinée peut-être à une mort violente et inopinée, j’ai connu le bonheur et l’adversité, j’ai vu de près la gloire et subi l’injustice.

Née dans un état obscur, mais de parents honnêtes, j’ai passé ma jeunesse au sein des beaux-arts, nourrie des charmes de l’étude, sans connaître de supériorité que celle du mérite, ni de grandeur que celle de la vertu.

À l’âge où l’on prend un état, j’ai perdu les espérances de fortune qui pouvaient m’en procurer un conforme à l’éducation que j’avais reçue. L’alliance d’un homme respectable a paru réparer ces revers ; elle m’en préparait de nouveaux.

On y découvre une grande écrivaine, au style brillant, qui n’a rien à envier à Rousseau ni à Chateaubriand, les deux grands auteurs autobiographiques entre lesquels elle se situe chronologiquement. Elle porte sur sa propre enfance et sur les personnes de son entourage un regard très sensible, tout en nuances. J’aime particulièrement la façon dont elle parle de sa relation avec sa mère, sans écarter les critiques sur certains traits de caractère de celle-ci, mais en faisant ressortir surtout l’amour et la complicité qui les liaient. Elle manie adroitement l’humour, et ne s’apitoie jamais sur elle-même (contrairement à certains autres autobiographes de son siècle…).

On y découvre une petite fille extraordinairement douée, qui sait lire à 4 ans, qui lit tout ce qui lui tombe sous la main, romans, livres d’histoire, la Bible, traités de philosophie, de zoologie, de géométrie, etc., qui apprend et maîtrise plusieurs langues, qui dessine remarquablement et sait manier le burin aussi bien que son père graveur, qui sait aussi la musique et joue avec talent de la guitare. S’habiller à la mode, se faire belle et attirer le regard des jeunes gens ne l’intéresse guère, elle préfère rester des heures enfermée chez elle à lire. Extrait d’un savoureux moment de complicité sans paroles autour de la lecture entre Manon, sa mère, et un apprenti de son père :

Au côté opposé, une grande chambre dans laquelle mon père avait fait placer son établi, beaucoup d’objets de sculpture et ceux de son art, formait son atelier. Je m’y glissais le soir ou bien aux heures de la journée où il n’y avait personne ; j’y avais remarqué une cachette où l’un des jeunes gens mettait des livres. J’en prenais un à mesure ; j’allais le dévorer dans mon petit cabinet, ayant grand soin de le remettre aux heures convenables, sans en rien dire à personne C’était en général de bons ouvrages ; je m’aperçus un jour que ma mère avait fait la même découverte que moi ; je reconnus dans ses mains un volume qui avait passé dans les miennes. Alors je ne me gênai plus, et sans mentir, mais sans parler du passé, j’eus l’air d’avoir suivi sa trace. Le jeune homme qu’on appelait Courson, [nom] auquel il joignit le de par la suite en se fourrant à Versailles instituteur des pages, ne ressemblait point à ses camarades ; il avait de la politesse, un ton décent, et cherchait de l’instruction. Il n’avait jamais rien dit non plus de la disparition momentanée de quelques volumes ; il semblait qu’il y eût entre nous trois une convention tacite.

On y découvre une personnalité affirmée et dégourdie. Depuis toute petite, Manon sait ce qu’elle veut, elle sait ce qu’elle pense, elle sait ce qu’elle aime. Elle le dit avec franchise, simplicité et détermination.

On y découvre la vie dans un milieu social du 18e siècle que l’on a peu l’occasion de voir décrit : celui d’une petite bourgeoisie artisanale aisée. Le père de Manon est graveur, il a un atelier avec des apprentis dans le même bâtiment que la maison familiale, en plein Paris, près du Pont Neuf, il doit travailler dur, mais est suffisamment aisé pour payer à sa fille des professeurs privés. Dans son enfance, Manon rencontre dans l’entourage de sa famille des gens simples comme des aristocrates. Elle acquiert tôt un regard aigu sur les inégalités sociales, comme ce jour où elle accompagne sa grand-mère chez une dame noble et riche dont elle s’est jadis occupé des enfants comme gouvernante : Manon saisit parfaitement le mépris de la dame envers sa grand-mère qui ne se manifeste pourtant pas ouvertement, et elle en est indignée.

On y découvre une écrivaine sœur des femmes des années 2020 que nous sommes, qui raconte l’arrivée de ses premières règles avec sensibilité et dans la complicité et la bienveillance de sa mère et de sa grand-mère, qui raconte une agression sexuelle dont elle a été victime avec franchise, pudeur, dignité, et même un peu d’humour, qui raconte avec enthousiasme l’amitié gaie et sereine dans un milieu exclusivement féminin qu’elle a vécue lors d’une année passée dans un couvent.

Alors que Manon, après avoir vécu un an chez sa grand-mère, revient chez ses parents, elle se livre à une profonde introspection psychologique avec laquelle elle analyse les sentiments qu’elle éprouve envers sa grand-mère et ceux qu’elle éprouve envers sa mère :

La gaieté de ma bonne maman prêtait des charmes à son appartement où j’avais passé tant de jours riants et paisibles : je m’éloignai de sa personne en pleurant, malgré mon attachement pour ma mère, dont le mérite, bien plus solide, avait un extérieur plus imposant, avec lequel je n’avais pas fait jusqu’alors de comparaison qui le rendît moins attrayant, comme je le sentis confusément dans cet instant.

À l’occasion d’une fête dans le couvent où elle a vécu un an, Manon fait une réflexion sur l’atmosphère qui règne dans ce que nous appellerions aujourd’hui une « réunion en non mixité », et termine sur une petite pique envers le genre masculin :

Tout était en mouvement, les jeunes personnes bien parées, la salle commune ornée de fleurs, le réfectoire garni de friandises. Il faut avouer que dans ces fêtes de pauvres recluses, où l’on pouvait trouver de l’enfantillage, il régnait aussi ce je ne sais quoi d’aimable, d’ingénu, de gracieux, qui n’appartient qu’à la douceur des femmes, à la vivacité de leur imagination, à l’innocence de leurs ébats lorsqu’elles s’égayent entre elles, loin de la présence d’un sexe qui les rend toujours plus sérieuses quand il ne les fait pas délirer.

Le récit de l’apparition des premières règles : poésie, sérénité, et bienveillance familiale :

Les progrès de l’esprit ne se faisaient pas seuls, la nature avait aussi les siens dans tous les genres. Un premier de mai, à quatorze ans, elle avait fleuri tout à coup, sans aucun effort, comme une rose vive et fraîche qui s’entr’ouvre aux rayons puissants du soleil printanier. Quoique ma mère ne m’eût jamais dit précisément ce que je devais attendre, elle en avait assez exprimé en ma présence dans l’occasion, et ma bonne maman surtout s’était trop amusée à me faire certaines prophéties pour que je fusse étonnée de l’événement.

Je le remarquai avec une sorte de joie, comme une initiation dans la classe des grandes personnes, et je l’annonçai à ma bonne mère qui m’embrassa tendrement, ravie de me voir passer si brillamment une époque dont elle s’inquiétait pour ma santé.

Ce récit est immédiatement suivi de celui de la découverte de jouissances érotiques involontaires qui commencent à la saisir dans son sommeil et la réveillent. Rien de tout cela n’est dit explicitement, bien sûr, mais on comprend fort bien la nature de ses émois. Je ne vous cite pas ici le passage, que vous aurez le plaisir de découvrir par vous-même, ainsi que de nombreuses pages étonnantes, drôles, ou émouvantes, dont je ne vous ai pas parlé.

La grande qualité du style, le genre autobiographique, le récit et l’analyse d’événements et de sentiments communs à bien des enfants et des adolescents, l’intérêt historique d’un éclairage vivant sur la société parisienne du 18e s., l’occasion encore trop rare d’avoir une autrice, et même le prix modique de cette édition, tout cela fait de Enfance un livre idéal pour faire découvrir l’autobiographie en classe de 3e. J’espère que de nombreux professeurs s’en saisiront.

En dehors du collège, ce petit livre sera un régal pour les lectrices adolescentes et adultes, qui y retrouveront sans aucun doute des sensations ou des émotions qu’elles ont déjà vécues. Quant aux lecteurs masculins de tout âge aussi, cette lecture ne pourra que leur faire le plus grand bien : alors que nous avons toutes découvert (avec plaisir) les émotions vécues par des petits garçons à travers des dizaines ou des centaines d’autobiographies masculines qui couvrent la presque totalité du paysage autobiographique, il serait bon que les hommes et les garçons puissent aussi profiter de cet autre regard et découvrir les émotions vécues par une petite fille.