Feu ! Abécédaire des féminismes présents, coordonné par Elsa Dorlin

(© éditions Libertalia/Elsa Dorlin, DR)

Un livre-somme, un pavé dans la gueule du patriarcat, un remarquable état des lieux des luttes féministes : avec Feu ! les éditions Libertalia offrent au public un ouvrage qui fera date et prendra place parmi les indispensables de nos bibliothèques.

Elsa Dorlin, professeure de philosophie et autrice notamment de l’excellent Se défendre, une philosophie de la violence, réunit une soixantaine de contributeurs.trices aux profils variés : universitaires, artistes, militant.e.s issu.e.s du monde associatif, sportives, cyber-activistes, « simples » témoins :  chacun.e apporte sa pierre à l’édifice, selon son champ de compétence et ses expériences de vie. La réflexion théorique et l’expérience sensible s’articulent alors, pour éviter que la pensée ne devienne « un exercice mécanique et presque vain – celui d’une élite qui a le temps et le loisir de ratiociner. »[1]

La forme choisie, l’abécédaire, rend la lecture dynamique en ce que les lecteurs.ices choisissent leur propre chemin au fil des textes : chacun.e pourra naviguer au gré de ses intérêts et de sa curiosité, de « Internet (Cyberféminisme)» à « Handies-féminismes », en passant par « Rappeuses » ou « Ménopausées ». Au gré aussi des grandes figures médiatiques qui ont accepté de prendre la plume pour participer à ce bel ouvrage collaboratif : « Feu ! », l’article éponyme d’Adèle Haenel et « Antigone », d’Assa Traoré sont deux puissants témoignages et outils de réflexion aussi attendus qu’incontournables. Toutes deux ont su se faire entendre, avec fracas, et ont été salies, insultées, menacées par tous ceux qui voudraient voir leur douleur reléguée au rang de drame personnel afin d’éviter la remise en question de tout un système qui se nourrit des violences sexuelles, policières et racistes. Adèle Haenel, comme Assa Traoré, illustrent dans leur chair à quel point l’intime est politique.

Politique, la forme même de l’abécédaire l’est aussi : quand on sait que le langage est un enjeu de pouvoir, qu’il peut blesser, enfermer et invisibiliser, proposer un nouvel alphabet, c’est refuser de se laisser raconter par d’autres voix que les nôtres.

La préface donne le ton : il s’agit de proposer une histoire populaire du féminisme des vingt dernières années. Une histoire dont nous sommes à la fois « les ouvrières et les combattantes, les relais et le chœur, les scribes et les conteuses ». Les références à Une histoire populaire des États-Unis d’Howard Zinn et à James Baldwin avec La prochaine fois, le feu, ancrent cet abécédaire dans une veine féministe qui lutte autant contre le capitalisme et le néo-colonialisme que contre le patriarcat, consciente que les systèmes d’oppression se superposent et s’alimentent les uns les autres. Pas de place pour un féminisme tiède et poli qui demanderait gentiment « à l’État, au patron ou à papa » l’insigne privilège de devenir cheffe d’entreprise, – mais quand même pas à salaire égal, n’en demandez pas trop ! En cela, l’ouverture du recueil sur l’article « Abolitionnisme pénal » de Gwenola Ricordeau inscrit d’emblée l’ouvrage dans une posture alternative qui refuse d’instrumentaliser le féminisme pour renforcer les oppressions perpétrées par l’État soi-disant pour protéger les femmes. De la même façon, quand Myriam Bahaffou affirme dans l’article « Écoféminisme radical » que « ce n’est pas un droit pour les femmes d’accéder à la destruction du monde » on comprend bien que le féminisme dont il est question entend rêver à un nouveau modèle de société tout en travaillant à son élaboration. Les articles « Femmes en gilet jaune », « Une Grève à soi », sur les luttes des femmes de chambre, ou le stimulant « (Refus du) Travail » de Morgane Merteuil illustrent à merveille cette volonté affirmée dans la préface, non pas de repartir de zéro mais de partir « d’en bas ». En cela, la place importante donnée aux textes de militant.e.s et activistes de terrain est remarquable : l’article signé par le collectif des colleuses de Marseille ou celui de Veronica Noseda, qui a milité au sein du collectif Oui Oui Oui pour le mariage pour tous en 2012, mettent en valeur cette expérience de la rue faite de solidarité, d’engagement et de vitalité du corps manifestant, mais aussi de confrontations haineuses et violentes avec celles et ceux qui cherchent encore à réduire au silence les agitateurs.ices de tout ordre.

La dimension internationale de l’ouvrage est réjouissante, et louable la volonté d’Elsa Dorlin de décentrer les pistes de réflexion. Les voix des femmes sud-américaines résonnent dans l’article « Corps-continent » de Mila Ivanovic, celles des Tunisiennes et plus largement de toutes celles qui ont participé aux soulèvements populaires du printemps arabe sont mises à l’honneur par Rosa Moussaoui dans « Internationalisme », les articles consacrés au courage des femmes kurdes, aux luttes romani ou encore au modèle zapatiste, dessinent autant d’horizons inspirants : Feu ! se fait alors l’écho d’un vaste chœur de femmes, et l’on se prend à rêver, comme les habitantes de la ZAD, à des « rencontres intergalactiques »[2] qui nous permettraient d’agrandir nos imaginaires.

Feu ! est aussi un ouvrage courageux qui ne nie pas les conflits propres aux féminismes, qui ne se berce pas d’une illusion éthérée nous faisant croire à l’existence magique d’un féminisme unilatéral et harmonieux. Faire entendre des voix multiples, c’est accepter le risque de la discordance. Le brillant article de Fatima Ouassak réhabilite ainsi la puissance des mères en tant que force politique, et égratigne au passage, à raison, une bonne partie des féminismes blancs et bourgeois considérant la maternité comme une aliénation : « Les féminismes n’ont rien fait des mères. L’immigration, si ! Notamment parce que la famille, pour les immigrés, ce n’est pas que la famille de Pétain, ce n’est pas que le lieu principal où s’exercent les violences physiques et sexuelles. C’est aussi une famille-ressource. Dans l’immigration, dans le contexte hostile qu’est la société française, heureusement qu’il y a la famille! »[3]. Les dissensions apparaissent ainsi entre différents courants féministes, et l’amertume affleure dans certains articles signés par celles qu’on discrédite et qu’on dédaigne malgré les beaux discours d’inclusion. En proposant un projet polyphonique, Feu ! accueille la possibilité du débat fécond, qui fait bouger les lignes et vaciller les certitudes.

Si une grande partie des textes proposés permet de constituer un savoir et un corpus théorique de qualité, certains témoignent d’expériences particulièrement émouvantes et portent une parole à la première personne dont la force poétique nous remue. Quand Daria Marx affirme « Je m’appelle Daria Marx et je suis une grosse queer » [4], quand Annabel Guérédrat martèle « Je suis écoféministe caribéenne parce que je veux sortir d’une culture prédatrice, misogyne, transcendante, dominatrice et coloniale »[5], quand Nabila O. Hamici confie « j’habite mon corps de travers, à l’arrache »[6], chacune incarne un visage de cette histoire des féminismes présents et fait entendre sa voix pour élaborer un autre récit. 

Charlotte Bienaimé[7], qui enregistre inlassablement les voix silenciées dans ses podcasts, raconte avoir découvert avec émotion la phrase de Virginia Woolf que je lui emprunte à mon tour : « Toutes ces vies infiniment obscures, il reste à les enregistrer. ». En permettant à des voix négligées de sortir de l’ombre, Feu ! entreprend un travail encyclopédique : à nous tous.tes de le poursuivre !

… Soirée de lancement prévue le samedi 16 octobre en présence de nombreux.ses invité.e.s ! 


[1] Aurélie Knüfer, Philosophes, p. 493-503.

[2] Habitantes de la ZAD, «ZAD», p. 699-704.

[3] Fatima Ouassak, «Mères», p. 403-416.

[4] Daria Marx, Genre «Mon genre, c’est grosse», p. 245-252.

[5] Annabel Guérédrat, «Sorcières», p. 581-586.

[6] Nabila O. Hamici, «Schizophrénie», p. 567-580

[7] Charlotte Bienaimé, «Voix», p. 687-698.