Émancipation post-Weinstein : vers une nouvelle révolution sexuelle ?

L’affaire Weinstein a marqué un tournant dans la prise de conscience des violences infligées aux femmes et dans la lutte féministe. Il y a eu un avant et un après.

Harvey Weinstein aux César en 2014. (© Wikipédia/CC)

Harvey Weinstein, producteur tout-puissant de Hollywood a harcelé et violé des dizaines de femmes. Ce scandale révélé par des actrices américaines en 2017 a agi comme un détonateur d’un mouvement de plus grande ampleur, qui a beaucoup étonné. Les hommes sont tombés des nues tandis que la plupart des femmes sentaient ou savaient que cela existait. Des centaines de milliers de tweets ont suivi pour dire #MeToo, à savoir « moi aussi ». Lorsque ces révélations sont tombées, le féminisme semblait être dans une impasse, notamment après l’élection de Donald Trump.

Ce livre revient à chaud sur le détonateur mais aussi sur le mouvement qui a suivi. C’est un exercice délicat auquel s’est attelé Laure Murat car le recul est encore très mince. Elle est cependant parvenue à délivrer une analyse construite et pertinente de ce qui s’est déroulé sous les yeux du monde entier, du traitement médiatique de cette affaire et des conséquences positives que cela a eu sur la libération de la parole et sur l’engagement pour la cause féministe. L’autrice, historienne française installée aux États-Unis, propose une sorte de bilan de ce qui a été accompli mais elle déroule aussi un panel de pistes pour que cela se poursuive.

Le traitement journalistique

La hiérarchisation de l’info a été particulière et sujette à critiques. Les médias, notamment américains, ont parfois traité les cas de violences envers les femmes en fonction de la popularité de la personne accusée et non en fonction de la gravité des actes. Ben Affleck, accusé par Hilarie Burton de lui avoir pincé le sein sur un tournage se verra presque tout autant mis sur le devant de la scène que le réalisateur James Toback, accusé par 395 femmes de harcèlement et d’agressions sexuelles.

Cela alimente la malheureuse psychose de l’amalgame, qui ne devrait pourtant pas avoir lieu d’être. Cette période a été celle d’une révolution et elle est complexe à appréhender. La confiance en la parole des femmes doit être rétablie.

La découverte d’un système

Laure Murat veut comprendre ce qui a permis ces actes, intégrés dans un système généralisé et l’omerta qui les a entourés. Elle propose trois entités pour expliquer cela : « un système politique (le patriarcat et la domination masculine), des individus (des hommes, hétérosexuels à l’écrasante majorité) et une culture (des institutions sociales et artistiques, des valeurs collectives, des habitudes et des comportements). » Tous ces éléments autorisent et même parfois encouragent un sexisme latent, le harcèlement et les violences.

La France, à la traîne dans le mouvement  

On a assisté à une partielle dissidence française face au mouvement MeToo, sans doute liée à un antiaméricanisme assez primaire et au mythe de la séduction à la française.

L’autrice fait un retour sur la terrible tribune du Monde, aussi nommée « Tribune Deneuve », où les signataires réclamaient la « liberté d’importuner ». Elles ne prônent aucune réciprocité, aucune égalité, mais plutôt un « érotisme de la domination à sens unique ». Comme le rappelle Annie Ernaux sur France Culture, il est clair que ces femmes évoluent dans d’autres sphères – sans doute plus protégées – et ne doivent par exemple pas prendre le métro quotidiennement.

Laure Murat pose une question tout à fait pertinente : « L’exception française ne serait-elle pas, tout simplement, une forme de ringardise déguisée en provocation libertaire ? »

Le syndrome Ansari ou le problème de la zone grise

Aziz Ansari dans la série Master of None. (© Netflix)

Où se situe la frontière entre relation consentie et agression sexuelle ? La question, plus que l’on ne pourrait le penser, est au cœur du débat et de la cause féministe. 

L’autrice fait un récit détaillé de cette affaire, où l’acteur Aziz Ansari, également créateur de la série Master of None, a été sous le feu des critiques lorsqu’une jeune femme a témoigné sur un site en l’accusant d’avoir eu un comportement déplacé avec elle, ne tenant pas compte de ses nombreux refus d’avoir un rapport sexuel. La jeune femme a écrit un témoignage anonyme, affirmant ensuite que cette déclaration avait été déclenchée lorsqu’elle avait vu l’acteur arborer un badge féministe lors d’une remise de prix à la télévision.

Durant leur premier rendez-vous, l’acteur avait été très insistant, par les gestes mais surtout par la parole. Alors que la jeune femme a signalé à maintes reprises qu’elle ne souhaitait pas poursuivre, il est revenu à la charge après plusieurs refus, sans pour autant la forcer physiquement.

Il aurait alors exercé une pression continue, sans chercher à comprendre le désir de l’autre. Était-il conscient de ce qu’il faisait ? Comment a-t-il pu être aveugle à ce point face aux signaux envoyés ? Cette affaire très médiatisée n’est pas une dérive mais bien un des problèmes centraux, « à savoir l’incommunicabilité entre les hommes et les femmes, qui se traduiraient par une domination sourde des premiers sur les deuxièmes pour arriver à leurs fins. »

L’artiste est-il un justiciable comme les autres ?

Laure Murat analyse deux cas diamétralement opposés mais effectue un parallèle intéressant. D’un coté, Orelsan, rappeur, qui dans ses chansons mêle (selon lui) fictions et autofiction, déverse une haine et une violence envers les femmes. « Mais ferme ta gueule ou tu vas te faire Marie-Trintigner », « sale pute, j’veux que tu crèves lentement, tu mérites ta place à l’abattoir », peut-on entendre dans les paroles de ses morceaux. Mais il affirme pourtant respecter les femmes.

De l’autre, Bertrand Cantat, chanteur de rock, dont on ne trouve aucune preuve de misogynie dans ses textes mais qui a tué sa femme, Marie Trintignant, en la frappant, et qui est suspecté d’avoir une part de responsabilité dans le suicide d’une autre de ses compagnes.

Doit-on séparer l’œuvre de la vie du créateur ? Un artiste mérite t-il d’être célébré et récompensé malgré les accusations lourdes qui pèsent contre lui ? La question se pose aussi dans tous les domaines créatifs. La rétrospective consacrée au cinéaste Roman Polanski à la cinémathèque – accusé de viols par plusieurs femmes, qui avaient entre 10 et 16 ans au moment des faits – avait-elle sa place ? Une réponse négative à cette question a largement dépassé les cercles féministes. Mais contrairement à Bertrand Cantat, il n’a ni été jugé, ni donc condamné.

Il faut séparer la vie du créateur de son œuvre, affirment certains… Qu’en est-il des femmes agressées et maltraitées pour les films, pour l’art ? Le cas de Maria Schneider est un exemple effarant. Alors que Bernardo Bertolucci vient de mourir et que son génie est célébré, ressort également l’histoire de Maria Schneider, racontée par sa cousine Vanessa Schneider, dans un livre, Tu t’appelais Maria Schneider (Grasset). Alors âgée de 19 ans, la jeune comédienne est engagée par le grand réalisateur pour jouer dans Le Dernier Tango à Paris. Dans une scène restée célèbre et emblématique du film, Paul (Marlon Brando) décide de sodomiser Jeanne (Maria Schneider) sans son accord, utilisant du beurre comme lubrifiant. En dehors de ce que cela dit de cette époque où le consentement n’est que facultatif, cette scène a été ajoutée au scénario sans que la jeune femme ne soit au courant. « Les deux hommes se mettent d’accord. Il ne faut rien dire à Maria, surtout ne pas l’alerter, la saisir par surprise. » Cette scène restera donc un traumatisme pour la comédienne, durant toute sa vie. Elle a été broyée par ce film et par les réactions gênées vis-à-vis d’elle, qui ont suivi la sortie en salles.

Rage et espoirs

Notre culture dévalorisait sans arrêt la voix des femmes, le mouvement MeToo la réhabilite. L’affaire Weinstein a permis une libération de la parole sans précédent à propos d’un problème d’ordre mondial. D’autres scandales seront-ils nécessaires au maintien de cette brèche ouverte ?

Il faut un renforcement des lois contre les violences sexistes et sexuelles mais aussi une ringardisation du sexisme latent dans la société. Éducation, information, débats sur des questions telles que la parité, la diversité multiculturelle sont plus que nécessaires.

Ce livre, concis et précis, et presque entièrement écrit en écriture inclusive, pose beaucoup de questions, fait réfléchir sans tomber dans l’écueil des réponses toutes faites et sans être bloqué dans un système de pensées figé. C’est un livre qui « habite la contradiction », selon la formule de Geneviève Fraisse, philosophe et historienne féministe.