Clémentine Beauvais, Décomposée : la voix de celles qui n’en ont pas

(© L’iconoclaste/Céline Nieszawer)

J’ai découvert Charles Baudelaire au collège grâce à un professeur de lettres pétri d’admiration pour Les Fleurs du mal, qui nous lisait Spleen penché à la fenêtre pour fumer ses Gauloises en toute indiscrétion (bénies soient les années 1990). J’étais ébahie, par la puissance poétique du bonhomme, celui qui avait écrit le fameux volume se confondant avec le passeur de mots qui nous en transmettait l’essence, odeur de nicotine tenace et définitivement associée aux vers du plus célèbre des maudits. Mais vient un jour où il est salutaire d’égratigner les idoles, ce que la bien nommée maison d’édition L’Iconoclaste se charge de faire en publiant Décomposée de Clémentine Beauvais, dans sa toute récente collection L’Iconopop.

Charles Baudelaire est donc le point de départ de ce texte dans lequel l’autrice revisite le poème À une charogne, devenu emblématique de l’art poétique baudelairien : transformer la boue en or, sublimer l’horrible, faire surgir la beauté de l’abject. Ce matériau, Clémentine Beauvais le détourne en toute liberté pour imaginer un nouveau récit jubilatoire. Le pitch : Charles et Jeanne, sa muse, font une promenade romantique quand ils aperçoivent au bord du chemin un cadavre. Et bim, l’inspiration jaillit, aussi puissante que l’odeur de mort, et re bim, voilà Charles qui se dit que c’est une bonne idée de comparer la femme qu’il aime (et qu’il cogne parfois, et à qui il transmet la syphilis, c’est cadeau) à un corps en décomposition, parce qu’il ne faudrait quand même pas qu’elle oublie qu’un jour elle va mourir elle aussi, mais heureusement elle sera éternelle grâce au poète qui la chante, merci beaucoup. L’autrice imagine alors que cette charogne immortalisée par le poète est le corps meurtri et abandonné au bord du chemin d’une femme en décomposition. Elle choisit de lui donner la parole dans un poème en prose aussi féroce que délicat. On découvre alors l’itinéraire de Grâce, une femme du XIXe siècle de condition modeste, qui tente d’échapper au destin tout tracé qui lui est promis :

« les parents presque morts, chez nous c’était plein de périls,

de potentiels maris. Ils jaillissaient de toute part

pleins de promesses molles et de moustaches dures. »

Ce sera Paris, entraînant dans son sillage les petites sœurs chéries. D’abord prostituée, couturière à l’occasion, Grâce suture les corps abîmés de ses compagnes d’infortune maltraitées par des brutes. Elle développe ses talents de chirurgienne, observe les tissus, hume l’odeur des cicatrices, en digne héritière des sorcières du passé. Elle pratique son premier avortement sur une des petites sœurs et devient experte en anatomie féminine :

« J’apprendrai les mille profils du plus secret des femmes.

Car toutes nous sommes faites en des moules divers,

d’aucuns au feuilletage compliqué,

d’autres ridés comme un sourire ancien,

d’aucuns longs alambics… »

Grâce soulage les corps saccagés de ses gestes précis autant qu’elle accompagne de ses douces berceuses les « petits souffles » non désirés, et pose finalement la terrible question :

« Et toujours une absence : moi je suis là,

et mon amie est là,

et le petit qui s’endort

au creux de nos deux corps

est là.

Mais où sont-ils, les faiseurs de ces anges ?

Ceux par qui

les petits endormis sont arrivés ?

Où sont-ils donc, tous ceux qui vous ont engendrés ? »

Grâce alors se fait vengeresse, Némésis nocturne qui traque dans les rues de Paris ceux qui n’ont que faire des corps qu’ils ont si négligemment abîmés. Incarnation d’une féminité affranchie de bien des carcans, elle affirme, quoiqu’il en coûte, une liberté majuscule.

Une autre femme de l’ombre complète le duo sororal qui mène le récit : Jeanne Duval, ou Lemer, ou Prosper, la muse dont on ne sait rien ou si peu. Pas de dates de naissance ni de mort, pas de nom de famille avéré, une origine géographique incertaine. Tout juste sait-on que la « Vénus noire » ainsi désignée par le poète, venait peut-être d’Haïti, ou de Madagascar, chargée des stéréotypes d’un lointain exotique. Femme de papier restée dans l’histoire littéraire comme une ombre n’ayant d’autre réalité que les poèmes inspirés à Baudelaire, qui l’avait logée, cela ne s’invente pas, rue de la Femme-sans-tête, Jeanne devient sous la plume de Clémentine Beauvais un être de chair et de parole. Un souvenir scelle le lien entre les deux femmes : la charogne a soigné une vilaine blessure que la muse s’était faite en tombant « la tête la première contre une console ». Mais Grâce n’est pas dupe, elle porte en elle un long héritage de violences masculines et sait bien que les consoles, comme les escaliers, sont bien souvent les mots qui désignent les bourreaux : « cette manie qu’ont les consoles de se jeter à nos visages« !

Le texte, caractérisé par un formidable souffle poétique, est résolument hybride : poème, enquête – qui a tué celle qui gît au bord du chemin? Quel est le mobile du crime? – , théâtre dans les savoureuses parties dialoguées entre Charles et Jeanne, où le poète gonflé de fatuité fait bien pâle figure aux côtés de sa muse. La mélancolie affleure dans les paroles de Jeanne, mais l’humour et l’ironie ne sont jamais loin – en témoigne le remarquable passage concernant l’usage que fait Baudelaire du verbe croire au passé simple. D’objet poétique privé de parole, de profondeur et de pensée, Jeanne se métamorphose en sujet aux potentiels créatifs insoupçonnés.

Comme Grâce entaille les chairs de son aiguille douce et précise, l’autrice suture ses phrases en chirurgienne accomplie et nous offre un texte bouleversant. Pour sa première publication en littérature adulte, Clémentine Beauvais, sorcière du verbe, transforme plus que quiconque la boue en or.