Lettre ouverte, de Goliarda Sapienza : la volonté « de ne pas mourir étouffée dans le désordre »

(© éditions du Tripode)

Intriguant destin que celui de Goliarda Sapienza, autrice reconnue à titre posthume pour son magnifique roman d’apprentissage, L’Art de la joie. Histoire aux accents romanesques d’une femme née au début du 20ème siècle dans un milieu bourgeois sicilien, fille de parents militants antifascistes célèbres, actrice de théâtre puis de cinéma, autrice sur le tard, condamnée pour vol de bijoux, qui mourra dans la pauvreté et l’anonymat. Son chef d’œuvre L’Art de la joie tombera dans l’oubli pendant plusieurs années avant qu’une nouvelle édition posthume ne rencontre un vif succès, à peu près 10 ans après la mort de l’autrice. Mais qui était Goliarda Sapienza ?

Lettre ouverte nous propose une plongée saisissante, intense et parfois déroutante dans son univers. Goliarda Sapienza a 39 ans quand elle commence l’écriture d’un cycle autobiographique dans lequel s’inscrit Lettre Ouverte. Elle vient de faire une tentative de suicide, à la suite de laquelle elle a commencé une thérapie. Son récit est dès lors imprégné des questionnements qui l’habitent, de son travail rigoureux et douloureux d’introspection et de mémoire, de la nécessité de « toucher le fond du désordre ». En revisitant son enfance, Goliarda creuse, gratte, cherche. Elle se livre à cœur ouvert, expose ses névroses, cherche une porte de sortie.

Le récit est brut et parfois décousu. Les personnages font irruption au fil des souvenirs de l’autrice, souvent sans contexte ni explication. Goliarda nous parle depuis Rome, où elle écrit durant sa convalescence. Elle nous plonge à coups de souvenirs éparpillés dans son enfance sicilienne, aux côtés de ses demi-frères, de ses parents largement absents et pourtant omniprésents, écrasants, de par leur stature, leur notoriété, leurs combats antifascistes. Elle va et vient entre le présent et différents moments du passé, sans prévenir. Elle se justifie, elle tâtonne, elle commente. Elle s’adresse au lecteur avec familiarité, écrit un chapitre entier en précisant dans le titre « (on peut ne pas lire) », assumant la forme expérimentale du récit.

Lettre ouverte est un livre parfois sombre. Un récit autobiographique qui donne à voir l’ampleur des névroses d’une femme en plein deuil de sa mère, en proie à des questionnements identitaires radicaux. Goliarda tente de déceler l’origine du traumatisme dans les épisodes de son enfance : l’héritage lourd de son prénom (son frère, qui s’appelait Goliardo, a été assassiné), une mère absente et cruelle, ne manifestant pas le moindre signe d’affection (dont elle prendra pourtant soin jusqu’à sa mort), un père avocat respecté par la société mais incestueux avec ses demi-sœurs (les filles issues d’un premier mariage de sa mère) et une éducation bourgeoise qui par son obsession de l’antifascisme, reproduisit trop souvent la forme même du fascisme. Empreint de tendresse, son regard sur son passé est cependant incisif. En témoigne le souvenir d’une histoire d’amour avortée avec sa voisine, qui illustre comment la possibilité d’homosexualité fut réprimée avec violence par sa mère, laissant les traces indélébiles d’un « défaut de croissance ».

Mais Lettre ouverte est également un livre poétique, lumineux, offrant quelques passages d’une rare beauté et d’une rare lucidité sur les relations humaines. Goliarda y raconte la difficulté d’exister, la difficulté de s’affranchir de son éducation, du « grand conformisme caché dans ses veines » et la nécessité de partir, pour être capable de renaître. À travers la vie de Goliarda, c’est finalement la naissance de Modesta, personnage emblématique de L’Art de la Joie, que l’on perçoit entre les lignes.