“Ne suis-je pas une femme ?” : le texte fondateur de bell hooks pour comprendre l’afro-féminisme

La nouvelle vague féministe post-MeToo dans laquelle nous vivons tente de réconcilier les différents mouvements pour les droits des femmes, en laissant davantage de place aux voix jusqu’ici marginalisées. Car pour tendre à cet idéal de sororité, puis plus tard à un véritable universalisme, encore faut-il agréger les expériences et théories jusqu’ici mises de côté, qui interrogent l’idée d’un féminisme loin d’avoir été toujours inclusif.  

Pionnière du concept d’intersectionnalité (imaginé par Kimberlé Crenshaw en 1991, il s’agit de reconnaître l’expérience des personnes qui cumulent plusieurs discriminations, subissent par exemple le sexisme et le racisme), bell hooks (son nom de plume, sans majuscules, pour souligner le fait que ses écrits sont plus importants que sa personne) est l’une des représentantes les plus prolifiques de l’afro-féminisme, qui s’est développé en France ces dernières années. Elle est l’autrice d’une trentaine d’essais sur l’éducation, les conditions des femmes noires, les masculinités noires ou encore l’art et le féminisme. 

Marquée par une enfance vécue dans une Amérique ségrégationniste, bell hooks commence à travailler à l’université, alors qu’elle est âgée de 19 ans, sur ce qui sera son premier grand texte, considéré comme fondateur de la troisième vague féministe (à partir des années 1980) aux États-Unis : Ain’t I A Woman: Black Women et Féminisme. Il sort aux États-Unis en 1981. Révélateur de l’invisibilisation du mouvement afro-féministe en France : une traduction française est disponible depuis… 2015. À ce jour, en comptant celui-ci, seuls deux livres de bell hooks ont été traduits dans la langue de Molière. 

Un texte fondateur du mouvement afro-féministe

Avec Ne suis-je pas une femme ?, titre emprunté au discours éponyme de Sojourner Truth prononcé en 1851, l’intellectuelle pose les bases de l’afro-féminisme en revenant, textes historiques à l’appui, sur l’expérience des femmes noires depuis l’esclavage, les mythes créés à cette période, et sciemment perpétrés de générations en générations par les classes dominantes, la façon dont le mouvement féminisme s’est construit, en marginalisant les femmes noires tandis que les leaders des mouvements pour les droits des noirs les excluaient aussi pour mettre en avant leurs qualités de patriarches face aux hommes blancs. 

Le texte commence par l’inévitable : la vie quotidienne des femmes noires esclaves, subissant des agressions sexuelles de la part des hommes blancs (voir des hommes noirs quand ils atteignaient des positions d’encadrement) et des violences de la part des maîtresses blanches, jalouses de ce qu’elles inspirent le désir chez leurs maris. Des pages difficiles à lire, mais indispensables pour comprendre d’où viennent les mythes et injonctions de la “strong black women”, capable de tout encaisser (elles travaillaient autant que les hommes noirs tout en gérant grossesses et foyer familial), de la femme noire “bête de sexe” (image négative créée pour justifier le viol des femmes noires), intrinsèquement maléfique, de la matriarche qui castre les hommes noirs, dévirilisés par leur faute… Ces clichés vous semblent d’un autre temps ? Et pourtant, à travers de nombreuses analyses de texte, et dans un langage accessible – chose plutôt rare pour une théoricienne – bell hooks démontre que cette époque a façonné le destin des femmes noires, a décidé de leur “valeur” et de leur place dans la société. 

Dans ce qu’elle avait appelé “une lettre d’amour aux femmes noires”, l’autrice revient sur la première vague féministe, qui prit fin à la fin du XIXe siècle et connut un coup d’arrêt après l’obtention du vote pour les femmes. Toutes les femmes en théorie, les femmes blanches aisées en réalité. Les mouvements pour les droits des femmes étaient racistes et classistes, menés par des bourgeoises qui défendaient leurs avancées, dans le cadre d’une société patriarcale et suprémaciste blanche. Les expériences et les paroles des femmes noires ont été reléguées au second plan. Les noms ont été effacés de l’histoire féministe. 

Un processus d’invisibilisation qui se reproduira dans les années 1960, alors que les leaders noirs comme Malcom X ou Martin Luther King sont entendus. Quand on parle des luttes pour les droits des femmes, en vérité on veut dire les femmes blanches. Et quand on parle des luttes pour les droits des Noir·e·s, en vérité, on a en tête les hommes noirs. On comprend que ces potientiel·le·s allié·e·s – les femmes blanches, les hommes noirs – se sont révélés des adversaires dans le combat des femmes noires pour leurs droits, chacun·e étant trop occupé·e·s à se créer une place au soleil dans cette société inégalitaire. On sent pointer, derrière la démonstration précise et argumentée, la désillusion d’une jeune plume, presque fataliste, qui a bien du mal à croire à l’idéal de féminisme qu’on lui avait vendu. bell hooks a publié ce texte en 1981, et depuis, sa pensée a évolué en même temps que les mouvements pour les droits des femmes ont muté. 

Comment alors, réconcilier les femmes noires avec un féminisme qui les a si longtemps dénigrées ? En les écoutant, en acceptant la responsabilité du féminisme blanc et raciste dans la trajectoire complexe des afro-féministes, en ne mettant pas de côté leurs revendications. Et en mettant à jour, plus que jamais, les liens entre patriarcat, capitalisme, exploitation des femmes racisées et pauvres. En appelant à une véritable révolution, sans concessions, conclut bell hooks : “Une idéologie féministe qui produit une rhétorique radicale sur la résistance et la révolution, et qui, dans le même temps, cherche activement à s’établir au cœur du système patriarcal capitaliste est fondamentalement corrompue”.

Ce livre a été publié en France en 2015 aux éditions Cambourakis.