Betty de Tiffany McDaniel

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Sur la pointe des doigts, je pose les premiers mots de cet article et j’ai déjà le sentiment de gâcher la beauté d’une œuvre, de briser la magie qu’elle recèle et de m’octroyer le droit et surtout le terrible besoin de partager une lecture qui fut d’une telle intensité que je jalouse celles et ceux qui demain, dans deux mois, dans dix ans tourneront la première page pour se plonger dans la vie bouleversante de Betty et se laisseront emporter par le tourbillon poétique et lyrique de l’écriture de Tiffany McDaniel. C’est pourtant oublier qu’un roman comme Betty est inaltérable. Là où je risque de pécher c’est plutôt sur la mise en valeur de ce livre fabuleux, mon texte ne pourra pas égaler ses éclats de lumière et sa profondeur mais il réussira un tant soit peu je l’espère à vous surprendre et vous donner l’envie de vous glisser délicatement dans l’histoire de cette petite gamine qui a tant à nous apprendre sur le monde qui nous entoure et notre perception de celui-ci.

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« Être enfant, c’est savoir que le balancement du berceau nous rapproche et en même temps nous éloigne de nos parents. C’est le flux et le reflux de la vie qui, tour à tour, nous poussent vers les autres, puis nous en écartent, peut-être dans le but de nous permettre d’acquérir la force nécessaire pour affronter l’instant où ce mouvement de balancier nous aura tellement éloignés de la personne que nous aimons le plus qu’elle ne sera plus là quand nous reviendrons vers elle. »

Notre narratrice, Betty Carpenter, est née en 1954 « dans une baignoire vide à pieds de griffon ». Dans une famille pauvre et métissée. Elle est la sixième des huit enfants d’Alka Lark et Landon Carpenter.

Sa mère est une femme blanche issue d’une petite famille de paysans de l’Ohio, des gens frustes, brutaux, racistes, qui s’emportent, dont la violence et les gestes brusques font partie du quotidien.

« Ma mère était l’une de ces petites filles malheureuses, et elle a enduré le genre d’enfance que vous fuyez le plus possible. Sauf si vous n’avez nulle part où fuir. »  Landon est un indien Cherokee, il vit comme il peut, avec son humour et sa force, sa sagesse et sa répartie. Il semblait donc impossible que ces deux-là se rencontrent, se tournent autour, s’offrent à l’autre. Avant de nous faire entrer dans sa propre histoire,  Betty partage celle, insolite, de ses parents et leur décision de se marier.  

Le temps file. Betty nous distille les premiers drames, les tensions et les angoisses mais aussi les moments de douceur et de tendresse qui émaillent les premières années de sa vie. Sa mère, brisée et meurtrie par des souffrances inconnues, souvent murée dans le silence, reste longtemps un grand mystère aux yeux de sa fille, « une femme si belle que les miroirs se lamentaient en son absence ». Néanmoins, cette femme étrange, un peu lointaine, n’omet pas d’expliquer à Betty comment considérer son père, Landon, car « il y a des hommes qui connaissent le montant exact de leur compte en banque […]. Il y a ceux qui savent combien de kilomètres indique le compteur de leur voiture et combien elle pourra encore parcourir. D’autres connaissent le score à la batte de leur joueur de base-ball préféré et ils sont plus nombreux encore à savoir la somme exacte que l’Oncle Sam leur a soutirée. [Landon], lui ne connaît rien de tout ça. Les seuls nombres que Landon Carpenter a en tête, c’est le nombre d’étoiles qu’il y avait dans le ciel la nuit où ses enfants sont nés. Je ne sais pas ce que tu en penses, mais moi je dirais qu’un homme qui a dans la tête des cieux remplis des étoiles de ses enfants est un homme qui mérite leur amour. En particulier l’amour de celle qui avait le plus d’étoiles. »

«[Breathed :] Pas avec un son i comme dans brique, mais avec un é comme dans bref […] puis [on prononce] le ed comme un t. »

Cette famille pas comme les autres, après des années d’errance, s’installe à Breathed, un petit village. Ils posent quelques affaires dans une maison qui a connu des jours meilleurs, une demeure qui semble avoir ses propres secrets, qui nourrit l’imagination des enfants Carpenter. Betty, ses sœurs et ses frères grandissent et apprennent à lutter pour surmonter les difficultés du quotidien, aussi bien matérielles que psychologiques. Betty, « plus que des tortues et des cartes, [aurait] aimé qu’avec son couteau [son père leur] taille assez d’argent pour [qu’ils puissent] s’acheter un passé débarrassé de toute brutalité. » Même si le sablier de la vie semble s’écouler avec des douleurs et peu d’espoir, il y a toujours de la lumière qui trouve son chemin. Elle est dans les relations qu’entretiennent les enfants, qui malgré les épreuves et les interrogations nous offrent à travers le regard de Betty leur innocence, leurs jeux et leurs rires. Toute la fratrie a un rôle à tenir dans l’histoire de « la petite Indienne ». Et puis toujours Landon, le père aimant qui imprègne l’esprit de ses petits de contes merveilleux issus des mythes cherokees. Un père proche de la nature qui les environne, une osmose, qui a le pouvoir de rassurer, trouver les mots qui réchauffent les cœurs et réconforter. Il explique tout dans un langage imagé et Betty ouvre toutes grandes ses oreilles, ses yeux brillent : « J’ai compris une chose à ce moment-là : non seulement Papa avait besoin que l’on croie à ses histoires, mais nous avions tout autant besoin d’y croire aussi. Croire aux étoiles pas encore mûres. Croire que les aigles sont capables de faire des choses extraordinaires. En fait, nous nous raccrochions comme des forcenées à l’espoir que la vie ne se limitait pas à la simple réalité autour de nous. Alors seulement pouvions-nous prétendre à une destinée autre que celle à laquelle nous nous sentions condamnées. »

« Les temps changent pour ne jamais revenir, alors nous donnons au temps un autre nom, un nom plus beau, pour qu’il nous soit plus facile d’en supporter le poids, à mesure qu’il passe et que nous continuons à nous rappeler d’où nous venons. »

Petit à petit, nous voguons vers l’âge adulte en passant par l’adolescence. La prise de conscience de Betty est aussi celle du/de la lecteur·rice. On ne peut pas faire disparaître d’un coup de baguette magique les secrets de famille bien cachés, enfouis dans les esprits meurtris, ils finissent toujours par remonter à la surface. Ils sont là, se dévoilent et on doit accepter leur présence. Les fables de Landon ne peuvent protéger indéfiniment Betty de se confronter à la réalité. Au fil des pages, nous sommes comme notre héroïne, une enfant qui grandit, qui jette un regard progressivement différent, plus acéré, sur des choses entendues et entraperçues au cours des années. Obligée de se tourner vers le passé pour mieux comprendre le présent. Elle écrit, met des mots sur ses maux, pour que plus tard, toute l’histoire éclate enfin au grand jour et que toutes les cases vides, les inconnues, soient définitivement remplies et résolues, et s’étalent sous nos yeux effarés.

« Avant le christianisme, les Cherokees étaient fiers de leur société matriarcale et matrilinéaire. Les femmes étaient à la tête de la famille, mais le christianisme a donné aux hommes un rôle prédominant. À la suite de ce bouleversement, les femmes ont été écartées de la terre qu’elles avaient possédée et cultivée. On leur a donné un tablier et on leur a signifié que leur place était à la cuisine. Aux hommes, qui avaient toujours été des chasseurs, on a dit qu’ils devaient maintenant travailler dans les champs. Les Cherokees ont vu leur mode de vie traditionnel éradiqué, de même que la répartition des rôles entre les deux sexes, qui avait permis aux femmes d’occuper une place aussi importante que celle des hommes.»

Tiffany McDaniel, qui s’est inspirée très largement de la vie de sa mère pour écrire cet ouvrage et prouver quel peut être le pouvoir des mots, traite également via une prose comparable à la beauté du chant des oiseaux un matin de printemps ensoleillé, de sujets délicats et particulièrement violents, de ceux qui vous retournent le cœur et pour lesquels on préférerait détourner le regard. Racisme, viol, sexisme, suicide ainsi que d’autres thèmes lourds et difficiles à digérer sont très présents et point important, ces drames nous sont expliqués par Betty, non pas avec des mots d’enfant, mais avec un vocabulaire très simple, qui n’entraîne pas le/ la lecteur·rice dans une espèce de voyeurisme malsain qui rendrait le texte sordide et un peu trop grandiloquent, un pathos fait uniquement pour nous tirer les larmes. Il y a de la pudeur envers ce que vivent les personnages, un respect de leur dignité face à l’adversité. Par ailleurs, même si le tragique semble avoir installé son nid dans le destin de Betty et de ses proches, l’autrice nous surprend par des moments très drôles avec évidemment un petit goût doux-amer. C’est toujours très soudain, inattendu et c’est souvent au détour d’une discussion entre les enfants ou suite à une remarque de Landon. Dans l’innocence de certains dialogues, se trouve des vérités fulgurantes : « C’est juste une histoire qu’il aime raconter. Ils sont comme ça, les garçons. Faut toujours qu’ils fassent comme s’ils passaient leur temps à sauver les filles de quelque chose. On dirait qu’ils sont incapables de comprendre qu’on peut se sauver nous-mêmes. »

Je pourrai m’étaler davantage sur tout ce qui concerne le traitement de la notion de consentement et du rapport aux hommes « qui nous prennent tout […]. Même quand on leur dit non ». Betty est un livre féministe qui insiste sur la façon absurde dont les femmes sont considérées et malmenées. « Devenir femme, c’est affronter le couteau. C’est apprendre à supporter le tranchant de la lame et les blessures. Apprendre à saigner. » Il n’y a rien de logique dans cette façon de les traiter, tout n’est que contradiction mais elles sont fortes, toujours debout et prêtes à combattre.

« Mon cœur est en verre et, tu vois, Betty, si jamais je devais te perdre, il se briserait et la douleur serait si forte que l’éternité ne suffirait pas pour l’apaiser. »

Betty est un roman qui sera trop long pour certain·e·s, trop court pour d’autres. Je fais clairement partie de la deuxième catégorie. J’aurais voulu rester à ses côtés et continuer d’avoir cette sensation que j’ai eue tout au long de ma lecture de lui tenir la main et de m’accrocher à elle. Ce n’est ni la violence ni la brutalité qui s’impose à notre esprit à la fin de notre lecture, ce livre est un chant d’amour et d’espoir. Il fait partie de ces œuvres qui démontrent que les livres et l’écriture ont un réel pouvoir. Celui de se remémorer des moments douloureux pour peut-être mieux les exorciser et panser ses plaies mais aussi celui qui vous entraîne vers le meilleur, vers des sommets, vers ce que vous pouvez faire pour avancer dans la vie sans oublier le passé mais en acceptant ce qu’il a fait de vous aujourd’hui. 

« N’aie pas peur d’être toi-même. Faut pas que tu vives aussi longtemps pour t’apercevoir à la fin que tu n’as pas vécu du tout. »