Là où chantent les écrevisses : un estuaire de solitude

Et si vous étiez passé à côté de l’un des plus gros succès de librairie de l’année, des affiches en 3×4, du martelage médiatique, des ami·e·s qui vous repassent le livre en vous promettant que vous ne pourrez plus le reposer avant la fin, bref de l’engouement général qui s’est emparé du premier roman de Delia Owens pour le propulser tête des ventes aux États-Unis en 2019 ?

Là où chantent les écrevisses fleure les eaux stagnantes, l’air saturé d’humidité, le gruau de maïs encore chaud sur la vieille cuisinière et l’essence qui sert à faire avancer la barque de Kya à travers les boyaux labyrinthiques des marais de Caroline du Nord. Kya, c’est cette petite fille crasseuse, délaissée, oubliée sur un coin de matelas douteux. Abandonnée à plusieurs reprises, livrée à la survie dès son plus jeune âge, l’enfant sauvage pousse comme elle peut, comme un chiendent avec force et loin du rigorisme des habitants de Barkley Cove qui voient d’un mauvais œil la présence de cette « Fille des Marais », qui s’enfuit dans les taillis à l’approche des services sociaux et des garnements malveillants. Comme un nid dissimulé au regard des curieux par l’épaisseur de la végétation, le marais protège Kya des turpitudes du monde civilisé ; elle l’arpente, le détaille et fait corps avec son territoire. Souveraine parmi les hérons, les oiseaux aux plumes fantastiques, et les oies sauvages, elle absorbe la nature sous toutes ses formes, cherchant inlassablement un giron, un refuge, un lieu à soi dans cet espace grandiose, aux cieux sans limites.

Mais la vie isolée de tous, aussi désirable soit-elle pour panser les blessures de l’abandon, ne peut durer éternellement : les mains bienveillantes de Tate, ou celles nourricières du vieux Jumping suffiront-elles à convaincre Kya de déposer ses habits de sauvageonne pour rejoindre la communauté des hommes ? La découverte d’un corps sans vie et l’enquête qui s’ensuit compliqueront irrémédiablement la vie de Kya, coupable toute désignée d’une communauté en mal de marginaux à pointer du doigt.

Delia Owens parvient à faire surgir un décor naturel fascinant, que les personnages éprouvent intimement ; d’une grande sensualité, l’écriture fait une large place à la description minutieuse de la faune et de la flore des marais, sans artifice, véritable chant d’amour à la beauté du monde. Elle rénove le thème de la femme marginalisée, vivant à l’écart des villageois, et pour cette raison objet de tous les fantasmes et de toutes les craintes. Pauvres hommes et pauvres femmes, incapables de se penser en dehors du champ des lois ségrégationnistes qui plombent l’Amérique des années 1950-60, mais aussi de celles de la morale qui envisage encore et toujours la nature comme une menace pour sa perpétuation et non comme une force vitale inépuisable et jouissive. La nature, dernier rempart pour les marginalisé·e·s ?