Marie Cappelle de Juliette Keating

Qui est Juliette Keating ?

Juliette Keating est une écrivaine qui a fait des études d’arts appliqués et de sociologie. Elle a exercé successivement trois métiers : graphiste, sociologue et enseignante. Ses écrits sont tout aussi divers : elle s’adonne à l’écriture de romans, des billets satiriques, elle ouvre un blog, elle publie une série de portraits de jeunes et contribue régulièrement au magazine culturel en ligne delibere.fr. Marie Cappelle est son dernier ouvrage paru en automne 2022.

Qui est Marie Cappelle ?

« Hélas ! Brise plaintive qui venez quelquefois pleurer avec ce monde, pourquoi vos gémissements n’ont-ils pas éveillé un écho dans mon cœur ! Nuages qui portez la tempête, pourquoi ne pas avoir envoyé votre foudre pour réveiller mon sommeil, vos éclairs pour signaler l’abîme ? Et vous, beaux astres qui vous allumiez dans la voûte éthérée, vous avez brillé pour moi et pas une de ces étoiles filantes qui, pâles et prophétiques, glissent dans l’espace et tombent sur la terre, n’est venue donner son présage de mort à la pauvre Marie ! »

Derrière ces paroles d’une âme fêlée parce que la nature n’a pas été en osmose avec son âme, se cache une femme qui écrivait pour se défendre, pour se confesser mais aussi une femme qui écrivait comme une romantique du XIXème siècle. Son écriture est une vraie fabrique de la langue : un mélange de questions rhétoriques et de phrases exclamatives qui s’appuient sur des métaphores célestes pour rendre compte d’une plainte, d’une solitude et d’un destin exceptionnel. Ne nous fait-elle pas penser à Charles Baudelaire ou à Alfred de Musset ? A bien des égards, oui ! Cette désespérance qui plombe le moral de toute une génération d’écrivain.e.s, elle en fait également les frais :

« L’ennui s’infiltrait comme un venin dans toutes les parties de mon être. Mon image, ma voix, l’ombre et la vibration de ma vie m’étaient également insupportable. […] Mon mal ne dormait jamais tandis que ma raison ne s’éveillait plus. […] C’était le spleen dans toute son immensité ».

Mais son ennui à elle n’est pas un ennui d’apparat, intellectuel ou même théâtral, elle manque de nourriture intellectuelle parce qu’elle est en prison. On prétend qu’elle a assassiné son époux : cela commence par sa belle-mère qui suspecte tout le monde (d’abord les ennemis professionnels de son fils, puis la cuisinière, enfin Marie Cappelle), les habitants du Glandier (lieu dans le Limousin où son mari l’a emmenée vivre) ainsi que les nombreux villageois de France manipulés par la presse de l’époque qui amplifie une situation déshonorante où l’on bafoue gratuitement une femme. En 37 ans de vie, elle passe 12 ans en prison et n’est graciée qu’en 1852, trois mois avant son décès.

Marie Cappelle vous connaissez ce nom ? Non ! Marie Lafarge, vous connaissez ce nom ? Non, toujours pas ! Emma Bovary, vous connaissez ce nom ? Oui pour les lecteurs.trices réguliers.lières, vaguement pour ceux et celles qui lisaient les livres imposés en cours de français à l’école. Ce serait cette femme qui aurait inspiré Flaubert pour l’écriture de Madame Bovary. Juliette Keating se propose de relire l’histoire de cette femme à l’aune du XXIème, avec un regard féministe et lucide. On l’accompagne dans son parcours : du point de départ « Nous nous sommes déjà croisées. J’ai oublié quel fut le lieu de notre première rencontre : une note de bas de page ? Une observation au détour d’une introduction, d’un appareil critique ? Quel qu’il soit, c’est un lieu de relégation. J’ai lu ton nom dans l’ombre du grand Flaubert » jusqu’au point d’arrivée « je me demande si la partialité de ton jugement et ta condamnation sur des preuves1 bien minces voire inexistantes, n’aurait pas des relents politiques ». Si le début est ponctué d’incertitude, de questionnement et de flou, la fin, elle, revêt une formulation plus assurée et affirmée parce que l’autrice elle-même a appris à connaître Marie Cappelle et non seulement a découvert une femme innocente, intelligente mais une sororité d’âme.

Dans un essai qui mêle la voix de ces deux femmes, on apprend que Marie Cappelle ne semble pas correspondre à Emma Bovary. Ses activités avec son père (« les exercices au fusil, nous montions à cheval, nous faisions des armes ensemble »), ses nombreuses lectures, son observation des prétendants (elle n’accepte que la 5ème proposition) font d’elle une femme éprise de liberté et pleine de bons sens qui ne peut que s’opposer à la fabrication sociale des femmes de son époque. Ses Mémoires lui permettent d’écrire ce qu’elle n’ose dire :

« La partie causante du bal m’était odieuse ; je ne savais pas dire des phrases toutes faites, et ma mère m’avait défendu un si grand nombre de sujets de conversation qu’il ne me restait que la possibilité d’être bête, comme la pluie et le beau temps dont se composait mon vocabulaire, ou bien de rester muette à l’instar des plus stupides ».

Une femme et une écrivaine inédites du XIXème siècle

C’est probablement cette formation de l’esprit, et du corps, qui lui permet d’affronter vaillamment son procès. Si « En 1840, pour échapper à ses créanciers et à la Garde nationale, Balzac quitte Paris, se cache à Passy sous le nom de Madame de Breugnol. Ton avocat te propose de fuir le Glandier2 », Marie Cappelle ne cherche pas à se dérober. Attitude de bravoure féminine versus attitude de fuite masculine ? Attitude d’une femme qui est persuadée que son innocence, qui est réelle, trouvera justice versus attitude d’un homme qui prend l’identité d’une femme pour échapper à la justice ? Attitude d’une femme qui croit en l’être humain versus attitude d’un homme qui connait les failles du système judiciaire (puisqu’il est fait par et pour des hommes) ? Juliette Keating fait un rapprochement des plus justes et pertinents. La suite va donner deux destins diamétralement différents : Balzac, déjà bien connu entre autres pour Le Père Goriot, La Peau de chagrin, Eugénie Grandet, Le Colonel Chabert, écrira après 1840 les Illusions perdues, La cousine Bette, Splendeur et misères des courtisanes. A contrario, Marie Cappelle ira en prison, sera injustement condamnée, écrira ses Mémoires, parce qu’emprisonnée, pour se raconter et mourra trois mois après avoir été graciée.

On se pose une question : qu’est-ce qui a bien pu inspirer Flaubert ? Juliette Keating répond avec justesse :

« L’inculture de M. Lafarge, ses bassesses quand il rampe pour obtenir les soutiens financiers qu’il réclame pour son brevet d’invention et ses investissements dans la forge, te répugnent. On dit que tu as inspiré le personnage d’Emma, mais je lis dans chacune de tes lignes consacrées à Charles Lafarge un modèle pour Charles Bovary ».

Du point de vue littéraire, Marie Cappelle trouve sa place dans le monde littéraire du XIXème siècle. Elle se situe parfaitement dans le sillage de Jean-Jacques Rousseau notamment pour sa réflexion sur l’éducation des filles, faisant ainsi écho au traité rousseauiste L’Emile, quand il est question de laisser se développer la personnalité de l’enfant avant d’y appliquer les codes sociaux. Marie Capelle aurait aussi pu inspirer le Maupassant de Bel-Ami3 à travers la description d’un repas d’un village du Limousin : « On s’assoit autour d’une table couverte d’une foule innombrable de grands et de petits plats, combinés de manière qu’on puisse en placer le plus possible. Toutes les parties d’un veau et d’un mouton s’y donnent rendez-vous sous diverses formes. Les poulets rôtis regardent dédaigneusement les poulets bouillis ; les canards aux olives font pâlir de dépit les modestes canards aux navets ; c’est une gastronomique et sanglante parodie du massacre des Innocents ». Cette description permet de voir la dette que pourrait avoir le naturalisme à l’égard de Marie Capelle qui permet de comprendre comment les origines modestes déterminent les aspects du caractère des habitants qui l’accuseront injustement, directement ou indirectement.

Une réhabilitation obligée !

Une réhabilitation de cette anti-Emma Bovary est dès lors obligatoire. On l’a compris, Marie Cappelle est une lettrée intrépide, honnête et avant-gardiste. Juliette s’adresse en permanence à elle dans un « tu » sororal qui l’actualise mais qui traduit aussi la rencontre de deux femmes qui partagent les mêmes convictions : « Je comprends que, parmi les raisons secrètes qui m’ont conduites vers toi, il y a la prison. Je la hais. Le principe de la privation de liberté m’est odieux. Le fait insupportable ». Elle réhabilite Marie Cappelle et lui redonne son rôle essentiel et fondamental, comme beaucoup d’héritières nobles du XIXème siècle, dans l’évolution industrielle de la France : « C’est ainsi que des femmes bien dotées contribuèrent au développement des aciéries qui firent les chemins de fer et les belles usines, tout en augmentant le capital de leurs époux tombés fous amoureux d’un regard porté sur leurs biens ». Cette proximité sororale est si intense que la vie de Marie pénètre en profondeur la lecture et la vie de l’autrice. En effet, Juliette Keating avoue sa sensibilité à travers sa peur de lire les dernières pages des Mémoires de Marie Cappelle : « Il m’a fallu du temps pour revenir à tes livres. […] je te savais jugée aux assises, déclarée coupable d’avoir empoisonnée Lafarge, ton mari. Condamnée. J’appréhendais l’après. Le récit que je pressentis terrible de tes souffrances en prison. Des semaines sans te lire mais pendant lesquelles je n’ai cessé de penser à toi ». Marie Cappelle est donc un livre qui veut réhabiliter la mémoire de cette femme mais aussi dire une amitié atemporelle. Ce n’est pas un ouvrage qui se contente d’ajouter, dans un grand répertoire, une autre situation injuste faite à une énième femme mais Juliette Keating découvre et communique la vraie facette d’un maillon qui trouve toute sa place dans la continuité du combat des femmes.

Le récit est construit de telle sorte que seule la typographie permet de distinguer la voix de Juliette Keating et celle de Marie Cappelle tant elles sont toutes deux en osmose. Quand elle évoque le métier d’un des prétendants de Marie, l’autrice fait ce commentaire suivi d’une citation des Mémoires : « Flaubert n’a pas encore inventé Emma quand tu te vois en Madame Diafoirus, femme d’un apothicaire. J’aurais épousé sans balancer un paysan instruit, un ouvrier honnête homme, mais un droguiste !… Et sans amour ! ». Que d’humour dans une voix comme dans l’autre : le jeune médecin ridicule de Molière trouve son écho dans les brèves exclamations qui traduisent l’impossibilité d’une telle union. Aucune parole de Marie Cappelle ne heurte l’autrice, cette dernière adhère à toute sa pensée, comprend ses choix et ses espérances. Plus on lit, plus on assiste à une réelle amitié qui se forme, se développe et se renforce. Une voix n’est pas plus importante que l’autre. Des moments de colère se font sentir dans une voix comme dans l’autre mais pas de haine, pas de méchanceté ! Juste la vérité. Si Flaubert a pu dire « Emma Bovary c’est moi », on peut dire que « Marie Cappelle, c’est Juliette Keating » tant la relation est forte.

1 Tout ce qui est cité dans cette chronique en italique est également en italique dans le livre de Juliette Keating : ce sont les citations des Mémoires de Marie Cappelle, Veuve Lafarge, écrits par elle-même.

2 Lieu où Marie Cappelle vivait avec son mari quand il est décédé.

3 Lorsque George Duroy amène sa nouvelle épouse, Madeleine Forestier, chez ses parents dans le village de Canteleu, en Normandie, Maupassant fait ainsi la description du repas : « Ce fut un long déjeuner de paysans avec une suite de plats mal assortis, une andouille après un gigot, une omelette après l’andouille ».