Sortie d’avril 2025, aux éditions Blast, Des montagnes sous la langue est le recueil d’une autrice nouvellement éclose : Samar Chaaban, née en 1993 à Paris de parents mexicains et libanais, disparus prématurément. L’absence des êtres aimés, la recherche du dernier souffle de ceux qui ont donné la vie et l’ont laissée à sa solitude traversent ces poèmes d’une douceur infinie. Partout c’est un cri d’amour qui s’élève de ce souffle poétique qui « sèche aussi vite qu’une larme de mouette l’été » .

Le recueil s’ouvre sur l’évocation des parents chéris. Elle dessine le contour d’un corps paisible sous les grands pins, celui du père à qui elle destine ses mots : Anwar.
papa,
je voudrais cueillir l’air que tu respires
apprendre à l’eau la douceur de ses propres
mains
qu’elle te berce encore là où l’air caresse nos
visages tiédis par l’écume
Convoquer les éléments pour adoucir la violence du passé, contrer les images des prisons, des tortures, faire du père un homme-arbre à l’écorce de saule, un poisson dévoré par un grand silure, changer la mère aux boucles d’obsidienne en une forteresse prête au combat, à la défense des libertés opprimées.
tes ongles longs, vernis d’un rouge toujours
en lutte,
et ta voix, encensoir de brume, en noyer,
exhalait avec aplomb les cris des laissé·es pour-
compte.
avant de sortir, quand tu te parfumais de
colère,
je savais que tu allais manifester
Samar Chaaban cherche à métamorphoser le réel et l’altériser au son des paroles d’une chanson populaire, comme celle de Chiquita d’ABBA, qui fait sonner la langue maternelle, les mots que la mère pourraient adresser à la petite fille qu’elle était « Chiquitita, sabes muy bien / Que las penas vienen y van y desaparecen ». A force de transmutation, la poétesse se demande si sa mère ne s’est pas fait femme-arbre à son tour, ce jacaranda qu’ « aucun vent n’ébouriffe », qu’aucune force ne met à terre, consécration d’une lutte victorieuse.
En prolongeant le dernier souffle des êtres chers par le poème, Samar Chaaban déjoue les mauvais génies du destin qui voudraient la livrer précocement à une mort éveillée, à une léthargie des sens qui l’enfermerait dans son « propre linceul » ; aussi la chevelure de la poétesse et son cou se parent-ils d’épines de jeunes cèdres, de passiflore et accueillent les gais colibris. Les corps se végétalisent, se muent, et les langues s’emmêlent comme les éléments naturels se mélangent pour composer des êtres-paysages, façon Arcimboldo, des figures composées d’anémones, de sèves d’acacias et de pierres. Les textes écrits en espagnol et en arabe sont suivis de leur traduction en français, ou s’insèrent habilement au milieu d’un texte plus long, comme un nouveau mouvement d’une symphonie orchestral. On lit le recueil sans coupure, tout semble couler d’une page à l’autre, un hymne bondissant au gré d’une respiration nouvelle, comme celle qu’on réapprend après avoir été trop longtemps privé d’oxygène.
Avec le souffle nouveau, viennent les mots qui embarrassent les autres. Samar Chaaban s’indigne contre le silence qu’on souhaiterait imposer aux enfants des disgracié.es, à cette place d’animal domestiqué qu’on réserve aux dominé.es, aux victimes de la misère comme celles de l’incendie du du boulevard Vincent Auriol survenu dans la nuit du 25 août 2005 à Paris :
à quoi vous attendiez-vous ?
nous, les enfants
des assimilé·es
des absorbé·es
des utilisé·es
des agenouillé·es
des lève-tôt
et des couche-tard
nous, les gosses des galères et des faubourgs
des portes et des derniers arrêts
des exils forcés
et de vos guerres impériales
à quoi vous attendiez-vous ?
que nous cousions nos bouches
avec les fils de votre drapeau ?
Samar Chaaban reprend le flambeau de la vengeance, en digne héritière de ses parents militants anti-impérialistes. Elle jure de ne craindre ni les puissants, ni les griffes des monstruosités modernes, des terreurs fascistes. Les textes suivent un puissant mouvement d’élargissement vers une internationale poétique. Les mots confédèrent les lecteurices que nous sommes, et nous insufflent le courage de ne plus baisser les yeux devant leurs faces puisque désormais « c’est la terre qui lève les siens vers nos iris imbibés d’aube ».
.

Elle rêvait de tenir un ranch dans le Wyoming, mais sa phobie de l’avion l’a poussée à embrasser la carrière d’enseignante à Montreuil pour partager sa passion des grands espaces littéraires.