Les Hérétiques d’Elyse Carré : héritage et transmission dans la lutte

Le premier roman d’Elyse Carré est sorti à la fin du printemps 2020, en plein dans la tourmente. Il s’est retrouvé entre les mains de libraires désœuvré·es et débordé·es qui ne savaient plus quoi lire entre les romans de l’hiver qui avaient patiemment attendu sur les étagères pendant le confinement, les romans du printemps qui arrivaient en nombre, et les épreuves de la rentrée littéraire qui commençaient DÉJÀ à s’empiler. (parole de libraire !)

Les Hérétiques mérite pourtant de prendre sa place au sein de la liste des ouvrages importants de 2020. Il s’agit d’un roman choral de 750 pages saisissant tant dans la maîtrise de la narration que dans la justesse de l’analyse sociétale qui y est faite. L’autrice nous fait voyager à travers les continents et les siècles, mais surtout à travers les mouvements de luttes sociales passées et à venir, collectives et individuelles. Les cinq histoires qui se croisent dans ces pages mettent chacune en avant les rouages défaillants de notre société capitaliste, patriarcale et oppressive.

Ÿ L’Hérétique, personnage éponyme, vit au milieu du XVIe siècle dans un petit village français. On comprend rapidement qu’elle est veuve, âgée et qu’elle soigne les femmes en pratiquant notamment des avortements et des stérilisations choisies. Ses connaissances lui viennent de plusieurs générations de transmission entre les femmes de sa famille. L’Hérétique représente la sorcière indépendante, sachante et puissante, donc menaçante pour les hommes qui l’entourent. Poussée par son instinct, sentant venir le danger, elle va fuir son village et partir sur les routes pour y trouver la sécurité. À travers l’histoire de cette femme, l’autrice convoque des éléments qui, anachroniquement, rappellent l’écoféminisme, ses pratiques et ses valeurs. La puissance et la sauvegarde de la terre-mère sont au cœur des lignes consacrées à ce personnage. Avec les paroles de l’un des compagnons de route de l’Hérétique, Elyse Carré nous montre également à quel point l’action de ces soigneuses pratiquant des avortements étaient, déjà au XVIe siècle, un acte de résistance fort face au productivisme extractiviste et patriarcal : « Ils ont besoin que les femmes se tuent à donner la vie et à élever des enfants sans jamais être rétribuées pour cela, parce qu’ils ont besoin de ces enfants. Ils ont besoin que ces enfants viennent encrasser leurs poumons et noircir leur âme au fond de leur gouffre de l’enfer jusqu’à en crever. Parce que, sinon, les trésors de la terre ne sortent pas. »

Ÿ Ioulia est une jeune femme vivant à Moscou à la fin du XXIe siècle, dans une société totalement aseptisée où les relations humaines et la vie quotidienne sont régies par des neurotransmetteurs. La sexualisation du corps des jeunes femmes y est contrôlée par des hormones dès leur plus jeune âge, et l’eugénisme est une pratique légale afin d’éliminer les “Irréguliers”. Issue d’une famille pauvre, Ioulia rêve d’indépendance, et dans un monde qui ne jure que par la beauté, elle voit son corps comme son atout principal et comme son outil de travail. Dans cet univers, nous découvrons le monde des influenceuses qui monnayent leur temps, leur corps et leur quotidien pour pouvoir vivre et être reconnues. (Mais n’est-ce finalement pas le propre de tout travail ?) Si cette partie du roman est située dans le futur (pas si lointain), elle résonne particulièrement avec les problématiques actuelles liées aux réseaux sociaux, au besoin de reconnaissance par l’audience et à l’image lisse et mensongère qu’ils renvoient : « Que faisait-on lorsque personne ne vous observait ? Est-ce que cela avait encore du sens de faire quoi que ce soit quand il n’y avait aucun regard pour le voir, aucun témoin pour l’apprécier ni s’en souvenir ? »

Ÿ Ispao vit à Calbano dans une époque indéfinie que l’on imagine futuriste. Ol évolue dans un monde où les questions de genre n’ont plus cours et où la non-binarité est la norme. La société dans laquelle ol vit est régie par le règne des émotions. Quatre Maisons, la Peur, la Joie, la Tristesse et la Colère se partagent la gestion de la cité et des affaires courantes. L’équilibre semble fonctionner jusqu’à l’arrivée d’un homme venant d’une autre civilisation qui va rapidement être considéré comme monstrueux et dangereux. L’égalitarisme de façade de cette société est alors démasqué et Ispao, représentant important de la Maison de la Peur, sera prêt à tout pour défendre l’ouverture et la tolérance, quitte à s’éloigner des règles strictes dans lesquelles ol a grandi. Tous les personnages évoluant dans cet univers sont non-binaires et ne sont jamais décrits physiquement, et pourtant, mon cerveau imprégné de binarité les a, par défaut, imaginés sous des traits masculins. Le poids des normes sur l’imagination est lourd, et des textes de science-fiction queer comme celui-ci sont indispensables pour décentrer nos imaginaires[2].

Ÿ Federica vit à Milan au début des années 1970, au cœur des années de plomb. Avec son mari elle travaille à l’usine et est une membre active du Parti communiste. Elle organise des réunions de groupe, tracte devant l’usine et participe aux mouvements de grève. Pourtant, elle sent que tout cela ne va pas assez loin et est souvent frustrée par le manque de radicalisme de certain·es camarades. Aux côtés de Lucia, une jeune artiste libertaire, elle va peu à peu renouer avec ses envies premières et se lancer dans l’action directe. Autour de ces activistes se mêlent féminisme, lesbianisme politique, anticapitalisme et lutte des classes. Les réflexions de Federica sur le sens du travail, et de l’obéissance sont profondes et d’une actualité toujours brûlante : « La mort ou l’obéissance, le choix était toujours le même, et souvent il n’était qu’une illusion. »

Ÿ Ruth (ma prèf’) est une femme au foyer américaine, mère de trois fils. Après une discussion avec Amy, la petite amie de l’un de ses fils, elle va doucement commencer à questionner sa vie, ses rêves et sa place de femme dans la société de la fin des années 1960. Sur fond de guerre du Vietnam et des mouvements pour les droits civiques, Ruth est l’incarnation de ce que provoque la déconstruction des normes dans la vie d’une femme. À l’euphorie de découvrir qu’elle peut choisir de mener une vie différente, va s’ajouter l’abattement de voir ses fils devenir des purs produits d’un patriarcat décomplexé : « Elle avait passé des années à essayer de prouver […] qu’elle faisait assez bien, mieux que bien, même : une maison impeccable, des enfants soignés et épanouis, un mari chouchouté. Jamais rien qu’on ne puisse lui reprocher. Et voilà qu’elle découvrait que tout cela n’avait servi qu’à éduquer des hommes incapables d’amour. »

Ces cinq histoires, bien plus riches que l’avant-goût dévoilé ci-dessus, se croisent et parfois même se rencontrent au fil des pages, à travers des émotions communes et des désirs partagés. C’est la lutte, qu’elle soit intime ou politique, qui lie profondément et au-delà de la temporalité, l’Hérétique, Ioulia, Ispao, Federica et Ruth.

En conclusion et sans transition, je souhaitais faire un lien entre ce que j’ai écrit et une conférence de Mathilde Larrère à laquelle j’ai assisté il y a quelques semaines. Historienne et autrice de Rage against the Machisme (éditions du Détour) sorti tout récemment, elle avait notamment insisté sur l’absurdité de la division en « vagues » des différents mouvements féministes. Tout ce pour quoi nous luttons aujourd’hui, a déjà été revendiqué, et ce de façon continue depuis des siècles. Parler de vagues, c’est invisibiliser l’histoire des luttes et leur continuité, mais c’est aussi nier la réalité des différents backlashs qui ont suivi et suivent encore toutes les avancées liées aux droits des femmes. Durant ces moments de répressions et de décrédibilisation, alors que les mouvements semblent s’effriter voire disparaître, il y a toujours eu des femmes pour se tenir droite et poursuivre la lutte, dans l’intimité ou dans un militantisme plus confidentiel.

Le roman d’Elyse Carré est une illustration parfaite de ce continuum des luttes et des revendications, de ces déconstructions constantes de la norme autoproclamée, de l’infatigabilité des militant·es et de la transmission entre les générations.

Les Hérétiques, Elyse Carré, éditions Inculte, 2020


[2] Pour plus de références concernant l’imaginaire littéraire queer : http://fantastiqueer.ovh/category/livre/