Telle quelle de Camille Laforcenée : une autopographie sensible

Si vous suivez la géniale maison d’édition Blast, située à Toulouse, vous êtes déjà familièr.es du travail de Camille Laforcenée, cette dessinatrice et sérigraphe de talent qui a imaginé les visuels de plusieurs de leurs couvertures (Les chants du placards de Luz Volckmann, Clandestines de Sylvie Pouilloux, Colza d’Alice Baylac ou Le souffle de Lou Dimay).

Vous avez aussi peut-être craqué pour le sublime cunt coloring book édité à 150 exemplaires en 2018 (couverture sérigraphiée en trois couleurs et reliure faite à la main !), une oeuvre collective réalisée avec le planning familial 31 et inspirée du livre de l’artiste américaine Tee Corinne. Je ne résiste pas à l’occasion de vous allécher ici avec des dessins d’une grande finesse d’exécution :

cunt coloring book
La cascade de Camille Laforcenée

Corinne Tee avait initialement réalisé les dessins de son livre artistique pour des cours d’éducation sexuelle en 1975 prônant l’idée que les réalités qui n’ont pas de nom ou pas de représentations n’accèderont jamais à aucune forme de puissance : « I knew that the things we don’t have names for, or images of, are the ones we label crazy or bad. I believed that reclaiming labial imagery was a route to claiming personal power for women. »

Artiste engagée et préoccupée par l’incarnation sensible des théories féministes, Camille Laforcenée pratique l’art de l’autoportrait nu comme on se lance en métaphysique. Elle cherche son point E, le grand Étonnement celui qui donne le vertige face à l’immensité du corps, face à l’insondable question « Qui suis-je au fond ? » ; elle le scrute, le détaille sous tous ses angles, le déplie dans toutes ses coutures, ses plis et replis. Inlassable ouvrière, Camille Laforcenée renouvelle quasi quotidiennement son exploration du corps dessiné, même quand l’envie n’est pas là, elle trace sur ses papiers colorés rouges et bleus les contours, les lignes, les traits, les hachures, les ombrés d’une chair qu’elle tente de faire sienne.

Le corps scruté

37 autoportraits nus sans visage, 37 études anatomiques pour se regarder telle que la nature l’a façonnée. Pour s’examiner comme ces écorchés d’un autre temps dont on disséquait les tissus pour ne rien perdre de la merveille humaine, pour percer les secrets d’une machinerie mystérieuse, l’artiste a choisi la simplicité de crayonnés noir et blanc, réalisés entre 2020 et 2022, le dénuement d’un décor réduit au minimalisme strict (un drap est la grande folie qu’elle s’autorise dans la pure tradition du dessin académique), mais surtout l’unité thématique : dessiner encore et encore son propre corps observé depuis son point de vue, depuis une tête irrémédiable absente à l’identité : debout, couchée sur le dos, à quatre pattes, accroupie, assise, sur le flanc, pressée sur elle-même ou offerte à l’espace.

Autoportrait nu n°40 50 x 65 cm – 2022

Le regard part toujours du haut, il surplombe le corps paysage. Comme Gulliver à Lilliput contemple avec amusement les petit.es humain.es qui s’agitent à ses pieds, la hauteur propulse au premier plan des éléments qui semblent démesurés : les seins occupent une large place quand les pieds lointains paraissent discrets de petitesse. Regard descendant, loin de la frontalité des miroirs qui ne hiérarchisent rien mais renvoient tout avec une égale crudité, l’angle de vue adopté renouvelle la vision de soi, sans doute la plus proche de ce que nous percevons au quotidien de notre intimité, alors même qu’elle se trouve être éloignée des perceptions sociales que nous nous en faison habituellement (vidéos, photographies, selfies).

Un regard social comme une gangue qui nous colle à la peau

A chaque esquisse, la démarche anthropologique recommence, la quête identitaire rebondit sur une nouvelle page. Bien que consciente des injonctions esthétiques qui pèsent sur son corps dans une société encore largement dominée par des stéréotypes de genre et la course à la performance, Camille Laforcenée s’étonne de ne pourtant pas parvenir à se défaire du jugement engluant, celui qui nous dit qu’on n’est pas à la hauteur. Comme elle l’écrit si bien dans un des textes qui émaillent le livre, le dessin sera le moyen de quitter le pull étriqué dans lequel on l’a coincé :

On m’a forcé la tête par le col, la maille se colle à ma peau, engonce. Je prends un fil qui s’échappe déjà, un accroc – il y a toujours un accroc -, je prends ce fil et soigneusement, lentement, je détricote. Si je tire trop fort, des nœuds se forment, s’agrippent entre eux et tout se fige à nouveau. Le pull est toujours en place, sciant mes hanches, écrasant ma poitrine. alors je prends mon temps et mes outils, et je défais les mailles une à une.

Comme un tricot trop serré

Ce pull trop serré, ce sont les images de ces autres corps placardés, exposés, trafiqués avec lesquels on ne pourra jamais entrer en compétition, et qui nous poussent à modifier le regard qu’on peut porter sur nous jusqu’à nous acculer au regard odieux, celui qui déteste ce qu’il voit et qui rejette. Paradoxalement, la dessinatrice retrouve le vrai dans le geste répété, dans le trait monotone, des lignes parallèles qui redonnent une place à l’invisible : les bourrelets, les plis, les chairs granuleuses, les poils, les imperfections, ce sont eux qui approfondissent la connaissance de soi.

Décidée à faire sauter « le filtre entre [s]es yeux et [s]on corps qui ne [lui] permettait jamais de le voir tel quel », Camille Laforcenée se défait des images écran qui s’interposent entre son regard et son corps. Le détour par le crayon ouvre la voie au corps emprisonné sous les lainages qui l’occultent. Chaque maille ôtée, chaque rang comme chaque ligne du dessin restitue à la lumière la densité, l’épaisseur de la matière et sa noblesse. Finis les trop gras, trop rêche, pas assez souple, trop pileux, pas assez voluptueux, trop sombre, pas assez bronzé.

Une histoire de soi comme un pays qu’on explore

Dans ses planches, la dessinatrice étale la chair et lui offre le langage de la rondeur grâce aux traits qui strient chaque zone comme un papier millimétré mesure chaque centimètre de peau. A la manière des courbes de niveaux d’une carte IGN qui disent les sommets, les dépressions, les à-pics et les plaines, les lignes parallèles courent les cuisses, les seins, les hanches, les ventres, embrassent les étendues confidentielles comme on cartographie un corps monde, macrocosme de l’intime. De la jointure des clavicules, on dévale la poitrine pour grimper les mamelles soit pointées en cônes fantastiques soit pendantes vers l’inexorable sol où reposent les pieds. Sans visage, anonyme, ce corps devient nôtre, nous plaçons nos yeux dans ceux de Camille Laforcenée et endossons sa vision, une plongée vers l’invisible dans l’évidence de la chair.

Une fenêtre sur soi

Nul désir donc de représenter le réel, mais le désir ancré de sentir le corps à travers la voie artistique. Il s’agit de changer sa façon de voir, d’accéder à une dimension cachée, hors de portée du monde sensible, à la manière d’un voyage dans le monde des esprits. On chausse enfin le regard intérieur qui magnifie tout ce qu’il contemple et on se dévêt du regard social qu’on a si mal appris à confondre avec le nôtre, si impropre à révéler la richesse du vivant et notre profondeur :

Ces yeux-là ne pensent pas voir une main ou un genou mais un ensemble de masses d’ombres et de contours, une accumulation de couleurs et de lumières. Ces yeux-là ne pensent pas en mots. Ils ne disent pas bourrelet, ils dessinent les chairs pliées, les lumières qui vallonnent les dunes du ventre. Ils ne disent pas épilation obligatoire, ils dessinent le duvet qui brille sur mes bras, la toison brune et rêche qui parcourt mon bas-ventre. Car dessiner, c’est voir en lignes, courtes ou longues, courbes ou pas, penser en proportions, en formes, en oubliant presque que l’on regarde une jambe ou un bras.

Le livre d’art progresse du rouge au bleu, de l’ouverture maximale au resserrement sur de petits territoires charnels. Il fourrage un peu plus loin à chaque page dans les plis intérieurs et expire sur l’autoportrait nu n°044 qui referme l’espace secret, deviné mais jamais révélé, entre deux cuisses refermées sous deux mains sculpturales. Travail graphique en forme de cadeau que s’offre l’artiste, une histoire sensible de soi à soi « Je m’offre une intimité que j’avais pris l’habitude de réserver aux autres. […] Je laisse surgir à la surface de ma peau le désir d’exister dans l’instant. Le plaisir d’être un corps épais et consistant. »

Autoportrait nu n°015

Le corps cosmique

Quand Dali peint en 1952 Gala, recomposant le corps aimé d’un ensemble de sphères dans son tableau Galatea des sphères, il atomise la matière pour la recomposer en divinité cosmique, origine des origines. Ici les sphères sont remplacées par des lignes stellaires, concentriques qui restituent la gravité des corps astraux, l’oblong des anneaux saturniens. Les tétons planètes hypnotisent par leur spirale sans fin. De corps paysage, à corps univers, le dessin se prolonge hors du cadre, étendu par les courbes qui sortent de l’espace de la feuille. Le parti pris de certains angles de vue opte d’ailleurs pour l’abandon référentiel : haut et bas, creux et pleins, chair et drapé, les limites s’estompent, les formes se dissolvent et perdent leur identité unique, faisant du dessin de Camille Laforcenée un langage plurivoque où les imaginaires s’enflent de puissance. Avec ces études crayonnées, la dessinatrice nous ouvre des fenêtres sur nos perceptions renouvelées de nous-mêmes, mais aussi sur notre capacité à imaginer nos mondes fantastiques, forcément beaux et fascinants, puisqu’ils sont le fruit d’une création intime.