À trop aimer de Alissa Wenz

Un collègue m’a prêté ce roman il y a quelques semaines car il « a pensé » à moi (sous-entendu toi, la féministe). Dubitative, m’attendant à un énième livre « cliché », j’ai été en réalité bouleversée.
Féministe accomplie (paradoxe, sauf si on considère que d’avoir conscience des inégalités est une forme d’accomplissement !), engagée, c’est effectivement un livre qui m’a parlé. Pourquoi ? Trois composantes fortes : une autrice, une thématique puissante et la curiosité du premier roman.
Je découvre la phrase d’accroche marketing en quatrième de couverture « Un premier roman d’une rare justesse sur l’emprise amoureuse ».
À la découverte de la thématique, c’est moins à la femme d’aujourd’hui, qu’à la femme d’avant que ce livre a parlé, celle qui à l’époque, ne se questionnait pas encore, celle qui n’était pas encore révoltée, celle qui était dans la bonne case, à la bonne place dans cette société.
Ce livre c’est l’histoire « d’une femme » (encore elle !), Alissa, l’autrice. Cela pourrait aussi être le prénom de tellement d’autres. Cela a aussi été le mien, Alexandra.

L’histoire d’un couple qui nous fait osciller au fil des pages entre le souhait d’une séparation évidente comme bouée de sauvetage et l’espoir très incertain d’un happy end.


C’est avant tout un livre qui se lit d’une traite. On est embarqué.e, au fil des pages, dans un vaste chemin lumineux, devenant de plus en plus ombragé et sinueux et dont on découvre petit à petit qu’il est sans issue.
On découvre la rencontre d’Alissa, citadine, professeur de français dans un lycée de banlieue et de Tristan, artiste dans l’âme, photographe, charismatique « une beauté brune, racée, solaire, imposante ». Un homme différent, un torturé, un poète. Tous les deux vivent une véritable histoire d’amour, aussi explosive qu’inattendue. Une romance teintée d’émerveillement de l’autre, de plaisirs, de désir de vivre, dans un tableau de vie parisienne nocturne et poétique. Alissa est totalement éprise de la personnalité de Tristan.
« C’est un poète, un vrai poète, au sens fort, quelqu’un qui invente le monde, en permanence. Et comme j’aimerais être de ce monde-là ».
Ils emménagent ensemble au bout de trois semaines à peine et ne se quittent plus. Ils créent un véritable « cocon de douceur coupé du monde et du réel ». Tristan assigne à sa nouvelle compagne la responsabilité d’être « la femme de sa vie », et la muse de ses photos.
Au fur et à mesure que la relation s’installe, Tristan se dévoile. L’artiste dessine les contours d’une cage (leur appartement parisien) dans laquelle il installera Alissa en l’hypnotisant de tendres mots, de poèmes, et d’une incroyable attirance charnelle mutuelle. Rapidement, ils deviennent un « nous ». Ce concept, de prime abord rassurant, prendra la lumière de manière insidieuse sur ce qui définit Alissa, au détriment de ses envies, ses besoins, ses projets.

Une histoire à peine romancée qui décrit rigoureusement la logique malsaine de l’emprise amoureuse


Au fil des pages, on s’insinue dans l’histoire, et on partage rapidement les premiers doutes, on s’interroge avec la protagoniste sur la normalité de ce qu’elle vit.
En effet assez rapidement, les difficultés du couple apparaissent : Tristan s’autorise petit à petit une réflexion sur le comportement de sa compagne, une remarque sur une attitude, une pique sur son physique, puis s’enchaînent la violence verbale, psychique puis physique. Il dévoile une instabilité émotionnelle, une jalousie insidieuse, et distille peu à peu son emprise amoureuse sur Alissa. Alissa accepte, excuse, comprend, minimise toutes les maladresses, déviances, et pressions psychologiques de Tristan. Elle supporte les petits excès de violence, les insultes, la trahison, l’humiliation, l’isolement et mêmes les coups. Elle compense chacune des réactions de son compagnon pour donner sans doute un sens à ce qu’elle subit.
Paradoxalement, elle comprend que ce qu’elle vit n’est pas normal, que cette histoire est déséquilibrée. Elle est pleinement consciente qu’elle est l’exutoire des frustrations et des excès de colère de Tristan. Pourtant, Elle reste figée par la culpabilité, prostrée dans sa relation, engluée dans l’empathie, et a peur des réactions de son compagnon.
Elle s’accroche à l’idéal de la relation, celle des toutes premières passions. Celle où elle était au centre des attentions, où elle se sentait pleine et entière.
C’est lorsqu’elle commence à craindre pour sa vie, qu’Alissa arrive à quitter Tristan.
Elle est une survivante au sens premier du terme, qui arrive avec du temps à se reconstruire, en solo, puis au sein d’une nouvelle relation saine, ajustée, faites de deux individualités distinctes qui se complètent et s’équilibrent.

Interroger les rouages de la domination masculine au sein du couple, du point de vue féminin


Au travers de cette histoire, deux voies s’offrent à la réflexion. La première, celle, que l’on réfute, la pensée coupable traverse l’esprit de chacun.e d’entre nous, qui nous souffle à l’oreille la question culpabilisante : « mais pourquoi a-t-elle accepté ça ? », suivi d’un avis tranché « elle aurait dû partir dès le début… ».
Ce sont finalement les mêmes cheminements de pensée portés habituellement sur une femme victime de violences conjugales. Et puis, heureusement, apparaît la seconde voie, celle qui décortique les cheminements sociétaux, ancrés dans chacun.e d’entre nous. Ceux qui infusent un poison en toute petites doses dès le plus jeune âge afin que les femmes et les hommes investissent les rôles qui leurs sont dévolus.
En effet, très tôt on apprend que le couple hétérosexuel est la norme, on nous enseigne qu’un homme est traversé de pulsions, qu’il est instable émotionnellement. La femme est initiée à déployer une empathie auprès de l’homme qu’elle aime afin de comprendre et d’accepter tous ses comportements jusqu’à s’oublier elle-même. Après tout, elle est désirée, qu’attend-elle de plus ?

Le patriarcat apprend à une femme qu’il est logique de vivre à travers l’autre, de ses priorités, ses passions, ses décisions. La réussite sociale d’une femme n’est confortée que lorsqu’elle devient « la moitié » de quelqu’un d’autre, un homme. Partir avec un si lourd bagage, ne permet pas un voyage aisé.
Ce roman, permettra peut-être d’engager une réflexion personnelle et individuelle au fil de sa lecture sur les expériences amoureuses vécues et celles à venir…