L’Empreinte de toute chose de Elizabeth Gilbert

« Sois assurée, chère amie, que bien des grands et remarquables arts et sciences ont été découverts grâce à la subtilité et à l’intelligence des femmes en matière de spéculation ainsi que démontré par leurs écrits dans les arts et manifesté dans les ouvrages de travaux manuels. Je t’en donnerai abondance d’exemples » Christine de Pizan, La Cité des dames.

Je commence cette chronique avec une citation qui se situe à la fin de L’Empreinte de toute chose, dans les remerciements. Elle est importante pour comprendre l’intérêt de cet ouvrage. Une forme d’hommage de la part de l’autrice à toutes celles qui sont des oubliées de l’histoire scientifique, qui ont été mises de côté et dont les travaux n’ont pas ou tardivement été reconnus parce que le patriarcat aime bien s’attribuer tout le mérite. Ce phénomène a un nom, l’effet Matilda. Elizabeth Gilbert s’empare magistralement de ce sujet et c’est donc avec bonheur que j’ai découvert sa prose. Je ne connaissais pas cette autrice, je suis passée à côté mais je fais très attention aux conseils de lecture qui me sont donnés par celles et ceux en qui j’ai confiance. La sororité se déploie de plusieurs manières, des plus grandes aux plus petites actions. Conseiller un livre est une des multiples possibilités qui amplifie la puissance sororale. C’est en lisant le dernier essai de Mona Chollet, Réinventer l’amour, que j’ai découvert L’Empreinte de toute chose et donc son autrice. J’ai alors effectué quelques recherches afin de me renseigner sur celle-ci, je me suis plongée dans des interviews, des chroniques, des critiques… Je n’ai pas été déçue, je me suis reconnue dans ses propos et en une petite phrase elle m’a définitivement séduite : « Je me questionne beaucoup sur ce qu’est une femme libre aujourd’hui. Et j’en suis venue à la conclusion qu’une femme libre est une femme complètement détendue [a relaxed woman] » . La suite était logique, me procurer quelques-uns de ses ouvrages et mon choix s’est tout d’abord porté vers l’objet de cet article.

« Je crois que nous sommes tous de passage […] Je crois que nous sommes tous à demi aveugles et remplis d’erreurs. Je crois que nous comprenons très peu de choses et que ce que nous comprenons est pour l’essentiel faux. Je crois que l’on ne peut survivre à la vie – cela, c’est évident ! – mais que si l’on a de la chance, on peut supporter la vie pendant longtemps. Si l’on est à la fois chanceux et obstiné, la vie peut parfois même être savourée. »

Alma Whittaker naît à Philadelphie en 1800. Les États-Unis d’Amérique sont une jeune nation. Le père, Henry, est anglais. Un malin, qui a su saisir les opportunités qui se présentaient devant lui. Un curieux, qui réussit avec talent à faire fortune dans le commerce du quinquina. Un peu menteur, un peu voleur, il n’est pas très recommandable mais il sait jouer et surtout gagner. Il se prend de passion pour la botanique et il mêle celle-ci à son sens commercial. C’est le jackpot. La mère, Beatrix, est hollandaise. Issue d’une famille de botanistes qui dirige l’Hortus Botanicus, le jardin botanique d’Amsterdam, c’est une femme intelligente et pleine d’érudition. Pour elle la morale c’est important, c’est une calviniste convaincue qui entretient une image empreinte d’une certaine forme de froideur et un côté inaccessible. Elle est très différente de son mari mais il y a une vraie complémentarité entre ces deux personnages. Ils désirent tous les deux offrir à leur fille une éducation très poussée en lui donnant la possibilité d’étudier toutes les matières les plus importantes : du latin aux mathématiques en passant par l’Histoire et le grec. Elle a toujours le nez dans les livres. Elle suit les pas de ses parents et se tourne surtout vers l’étude des végétaux. Une enfance qui lui donne l’occasion de côtoyer de grands chercheurs, des penseurs reconnus.

« C’est ainsi qu’Alma passa les tendres années de son enfance à écouter les conversations les plus extraordinaires – avec des hommes qui étudiaient la décomposition des restes humains ; des hommes qui avaient comme idée d’importer de Belgique en Amérique des lances d’incendie de bonne qualité ; des hommes qui dessinaient des planches médicales de difformités monstrueuses ; des hommes qui pensaient que tout remède que l’on pouvait avaler était tout aussi efficacement absorbé par l’organisme si on en oignait la peau ; des hommes qui étudiaient les matières organiques des sources sulfureuses ; et un homme expert de la fonction pulmonaire des oiseaux aquatiques » .

Au fil des années, elle continue de s’interroger sur les secrets du monde qui l’entoure tout en usant de sa logique scientifique. Plusieurs événements vont l’amener à enfin sortir du domaine familial car Alma vit de manière isolée. Un mode de vie en contradiction avec ses recherches et ses découvertes. On la dit dotée d’un physique jugé disgracieux. La solitude est la seule amie d’Alma, c’est sa complice, elle ne l’abandonne jamais. Mettre le pied hors d’un environnement connu va être salvateur, un voyage qui se fait d’abord physiquement et qui va devenir une très belle quête intérieure. Un moyen de se retrouver qui m’a beaucoup fait penser au livre de Lucie Azéma, Les femmes aussi sont du voyage, les pouvoirs salutaires de l’exploration et de l’aventure sur l’émancipation des femmes. C’est tout un siècle que nous allons traverser en la compagnie d’Alma. Elle ne cessera pas de tenter de comprendre les plantes, la nature foisonnante, il y a tant à explorer. Jusqu’à sa propre intimité, son propre corps.

« Avez-vous jamais remarqué que les plus splendides lilas, par exemple, sont ceux qui poussent le long des granges en ruine et des appentis abandonnés ? Parfois, la beauté a besoin d’être un peu ignorée pour voir le jour »

Les talents de conteuse d’Elizabeth Gilbert font de L’Empreinte de toute chose un livre captivant de bout en bout. La plume est vive, le propos réjouissant. Les passages très pointus sur la botanique sont loin d’être déplaisants et il est très facile de se laisser emporter par la beauté du fonctionnement de la nature, on en viendrait même à regretter de ne pas avoir suivi plus attentivement nos cours d’histoire naturelle. Alma Whittaker est un personnage romantique, elle est mal dans sa peau et les relations humaines ne lui réussissent pas. Il va lui falloir beaucoup de temps et d’introspection, des remises en question s’invitant violemment dans son quotidien pour enfin trouver de l’apaisement. La vie d’Alma est aussi bouillonnante que le siècle dans lequel elle évolue. C’est une héroïne qui émeut et son parcours nous invite à reconsidérer notre existence. Elizabeth Gilbert nous emporte dans ce XIXe siècle en perpétuel mouvement qui conduit certain·es à reconsidérer les liens entre nature et croyances religieuses. Elle aborde par ailleurs de nombreux autres thèmes en vogue à cette période comme le spiritisme mais aussi la façon dont la société traitait les problèmes psychiatriques et évoque l’abolitionnisme dont la sœur adoptive d’Alma fait son cheval de bataille. Nous avons là un livre sur un destin exceptionnel, mêlant le récit d’aventures et de voyages, la quête initiatique et le roman historique. Un livre dense sur les bouleversements scientifiques et philosophiques mais aussi sur les bouleversements de l’existence et de l’intime, sur la recherche d’une vie à soi.

« On ne peut retenir en soi son enthousiasme bien longtemps sans vouloir en faire part à quelqu’un qui vous ressemble, et Alma avait des décennies d’idées qui brûlaient d’être partagées. »