C’est la nuit surtout que le combat devient furieux : Chronique d’une « crâne petite citoyenne »

Rares sont les témoignages écrits pendant les semaines insurrectionnelles de la Commune, ceux-ci paraissent surtout après l’année 1871 dans l’espoir de contrer une histoire écrite par les vainqueurs et de réfuter une lecture barbare des actions de celles et ceux qui ont fait le rêve d’une République sociale. Souvent publiés sous forme de tribunes, de mémoires, d’essais historiques, de chroniques, ces publications répondent d’abord à une logique de justification de la part des damnés de la Commune, qui ont eu la chance de survivre à la répression féroce du gouvernement de Thiers. Écrits depuis l’étranger, parfois trente ans plus tard, après des peines d’emprisonnement et de déportation, les textes se caractérisent par leur distance temporelle avec les événements qu’ils relatent. Il est inutile de dire que les voix qui s’expriment sont le plus souvent celles qui comptent, celles d’hommes dont la postérité a retenu le nom quand elle n’a conservé que celui de Louise Michel, l’icône libertaire qui cache la foule des femmes ordinaires qui ont pourtant fait la commune.

Dans ce contexte, exhumer la correspondance familiale d’Alix Payen, enrôlée comme infirmière à 29 ans dans le bataillon 153 du Xe arrondissement où sert son mari relève d’un geste inédit. La romancière Michèle Audin s’est dédiée à ce travail de recherche et de transcription, certaine que le témoignage à vif d’une voix de communarde qualifiée par ses camarades de « crâne petite citoyenne » éclairerait d’un nouveau jour notre connaissance de la Commune. Elle introduit habilement les lettres échangées par les membres de la famille Milliet par de courts paragraphes explicatifs sans lesquels nous passerions à côté de références historiques trop approximatives. Tenant à main droite Alix Payen et à main gauche Michèle Audin, nos guides déterminées, nous avançons pas à pas dans les rues du Paris assiégé, traversons les fortifications, nous installons inconfortablement dans les forts d’Issy et de Vanves sous la mitraille, nous abritons dans les écuries somptueuses, abris de fortune, d’un Neuilly sous les bombes avant de retourner vaincu.es et endeuillé.es dans la capitale défaite par les Versaillais. C’est la nuit surtout que le combat devient furieux devient la chronique d’un front vécu de l’intérieur et raconté par une âme héroïque au jour le jour, celle de la vie et de la mort d’une expérience sociale inédite qui a vu le peuple élire ses représentants révocables, voter la réduction de la journée de travail à 10 heures, l’élargissement de l’éducation, la réquisition de logement vacants pour le logement d’urgence, l’encadrement des loyers, la création d’ateliers auto-gérés. 72 jours pour jeter les bases d’une œuvre sociale sans précédent qui continuera d’inspirer les conquêtes sociales du XXe siècle et les aspirations du peuple au XXIe siècle.

La lettre, matériau intime destiné au cercle familial, n’avait pas forcément vocation à rester dans les archives familiales. Alix Payen avoue à son père son projet de rédiger le récit de ses « campagnes » et si elle s’excuse régulièrement du style « décousu » de ses écrits, nous sommes plutôt impressionné.es par la fermeté du plan de ses lettres. Doté d’un optimisme à toute épreuve, son regard transfigure le réel : les bombardements lui semblent un « essaim de gros bourdons qui passe sans cesse sur nos têtes », les maisons effondrées de Neuilly, percées de part en part paraissent des « miracles d’équilibre », avec leurs façades en « dentelle ». Ces impressions notées au vol auraient-elles été consignées si la communarde n’avait pas quotidiennement donné de nouvelles à sa mère restée à l’intérieur de Paris ou à son père, fouriériste, retenu dans sa Colonie à Condé-sur-Vesgres près d’Houdan ? Comme le dit si bien Michèle Audin, la séparation des familles fait le bonheur des historiens. Cherchant souvent à rassurer ses proches, Alix Payen mêle ainsi à ses descriptions saisissantes des éléments poétiques comme en atteste la lettre de son baptême du feu au cimetière d’Issy, son brevet d’infirmière fraîchement tamponné en poche :

« Quel vacarme ! quel chaos, tu ne peux t’en faire une idée, sifflement et explosion des obus, coups de fusil, balles cassant le marbre des tombes ou s’aplatissant sur le mur, tout cela faisait un tapage infernal, qui pourtant n’empêchait pas d’entendre distinctement les commandements des officiers ; ceux-ci couraient, criant Cessez le feu ! nourrissez le feu ! obliquez à gauche. […] Subitement et de part et d’autre cet infernal vacarme cessa et le silence semblait plus profond après ces horribles détonations.

Tout à coup, au milieu de ce calme, un rossignol s’est mis à chanter […] Comment ce petit oiseau était-il resté dans son cyprès quand les balles sifflaient autour de lui ? peut-être y avait-il déjà son nid. Pour moi les larmes me vinrent aux yeux ; il me semblait comprendre le rossignol : il chantait la paix, l’amour, la famille.« 

Néanmoins, le ton inspiré d’Alix Payen ne doit pas nous faire oublier les difficiles conditions du front pour les gardes fédérés, les cantinières et les infirmières : elle écrit ses lettres au crayon à papier, au milieu des tranchées transformées en rivières de boue, souvent sous une pluie battante en ce maussade mois d’avril 1871, dont elle prend bravement son parti : après neuf nuits dehors sans campement et sous une pluie continuelle, elle est bien heureuse de trouver quelque répit au fort de Vanves même si l’eau s’immisce dans les chambres faisant ça-et-là de petites mares sur les plancher, car « depuis plus de dix jours que [elle était] toujours trempée, [elle commençait] à croire que [elle ne sècherait] plus jamais de la vie ». Elle ne nous épargne pas non plus la vision macabre des hommes frigorifiés, réduits à ouvrir les caveaux du cimetière pour y dormir à la place des morts quelques heures à l’abri du froid. Elle multiplie les sauvetages de blessés sous les bombes, elle-même exposée au feu ennemi, sans armes pour se défendre, elle tire les corps jusqu’à l’ambulance, donne les premiers soins, galvanise les hommes désespérés et fascine par sa gaieté et son courage ; elle sourit quand on s’extasie sur la force de cette petite femme et quand on dit d’elle qu’elle « manie les morts comme [d’autres] un verre de vin ».

Inévitablement, la nature chronologique d’une correspondance nous achemine vers une issue dont nous ne connaissons que trop certainement la résolution. L’enchaînement des dates épouse l’aggravation des conditions du siège de Paris, les rationnements du peuple, sa révolte et le sentiment de trahison qui ont accompagné la signature de l’Armistice, la difficulté des permissions, la mauvaise gestion des bataillons, les mutineries face au découragement des relèves qui n’arrivent pas. Les munitions s’épuisent, les places fortes tombent progressivement et les hommes meurent comme Henri, le mari d’Alix Payen, blessé lors de la Semaine Sanglante.

Si elle a envisagé de publier un jour ses lettres – ce qu’elle n’a malheureusement pas fait –, cela tient sans doute à la légitimité qu’elle éprouve très tôt grâce à son enrôlement. On est frappé par la minutie avec laquelle elle enregistre les faits et la justesse des commentaires pourtant proposés à chaud. Elle semble se vivre comme une voix qui compte, assurée par son engagement physique dans la Commune : « aussi puis-je dire maintenant que je sais ce que c’est qu’un combat ». L’expérience du feu et son récit cessent avec l’expérience sociale de la Commune de n’être qu’une affaire d’hommes. Bien que les femmes aient relégué au second plan leur velléité de participer aux élections au même titre que les hommes en 1871, elles ont appelé à une participation active dans l’œuvre de libération par les armes.

Alix Payen incarne une femme de la Commune parmi d’autres qui restent à découvrir, une femme aux aspirations égalitaires de justice sociale, une femme d’origine bourgeoise façonnée par les idées de l’utopie socialiste de Charles Fourier. Elle marche dans l’Histoire aux côtés de André Léo, de Victorine Brocher et d’autres « pétroleuses » dont les visages ne doivent pas retomber dans l’oubli dans lequel ils ont été maintenus de longues années et qui ressurgissent grâce à la persévérance de passionnées comme Edith Thomas, Chloé Leprince et Michèle Audin. Nous devons les enlever à cette nuit semblable à celle qui terrorise Alix Payen dans la plaine, à la merci des tirs ennemis à son retour de Clichy :

La nuit tombait rapidement, bientôt elle est très noire ; quelques bombes de temps en temps passent sur ma tête, c’est sinistre au milieu de cette nuit et dans une plaine nue et aride, sans un pan de mur ou un arbre pour s’abriter, pour comble je ne me reconnais plus du tout. Je suis seule, complètement seule dans cette plaine noire. 

Heureusement, de l’autre côté de la plaine, elle retrouve son bataillon, son collectif qui lui donne la force de reprendre le combat.

L’exposition « Mémoire(s) commune(s) » fait la part belle aux communard.es jusqu’au 31 janvier 2022.

À l’occasion du 150e anniversaire de la Commune de Paris, le Musée de l’Histoire vivante de Montreuil propose de retourner dans ce passé se projetant dans de possibles futurs et dont les échos nous parviennent encore aujourd’hui. Au gré d’un parcours historique et thématique, nous sommes invité.es à découvrir ou redécouvrir par l’image et le texte, cette révolution dans toute sa diversité, son développement en province ou à l’étranger, son action et ses projets de réformes, mais aussi ses errements violents incomparables avec la terrible répression qui s’abattit sur les communard.es du 21-28 mai 1871. Un parcours d’histoire qui se conclura par le souvenir, les mémoires de la Commune de 1880 à nos jours.