Notre histoire volée : Marylène Patou-Mathis et les femmes préhistoriques

« […] le patriarcat n’a aucune assise anthropologique. Il est suffisamment ancré dans nos sociétés pour avoir l’air “naturel”, mais il suffit de changer d’échelle et de remonter le temps vers les sociétés les plus anciennes pour comprendre que la hiérarchisation entre les genres ne repose que sur des préjugés. »

Marylène Patou-Mathis est directrice de recherches au CNRS1, spécialisée dans la préhistoire et l’archéozoologie2. Elle est l’autrice de plusieurs articles et ouvrages ; L’Homme préhistorique est aussi une femme est le dernier en date et est paru en octobre 2020 chez Allary éditions. Le sous-titre de ce livre est selon moi presque plus révélateur du contenu : « Une histoire de l’invisibilité des femmes. » C’est cela que l’autrice va mettre en avant, à travers notre histoire millénaire et les recherches archéologiques.

Il n’est pas nécessaire d’avoir des connaissances en préhistoire ou en archéologie pour saisir la portée de cet ouvrage. S’il est très érudit, il est surtout très accessible. Sur les 350 pages, 100 pages sont consacrées à des notices bibliographiques et chronologiques (pour ne pas se perdre entre le Paléolithique, le Mésolithique et le Néolithique), et surtout à des notes foisonnantes, explicatives, très enrichissantes et passionnantes. Si le nombre de ces notes peut effrayer, il faut absolument les lire, car elles permettent d’apporter ce qui a manqué à l’étude de la préhistoire pendant 150 ans : des preuves et des sources, qui étayent les propos de Marylène Patou-Mathis.

La préhistoire s’est constituée en discipline scientifique au cours du XIXe siècle, un moment de l’histoire particulièrement difficile pour le droit des femmes[3], avec le Code civil notamment, mais aussi avec l’arrivée en biologie de la craniologie (étudiée par des scientifiques masculins) qui supposait démontrer un lien entre la taille du cerveau et l’intelligence. Les femmes sont alors devenues inférieures non seulement par « ordre divin », mais aussi par « nature », biologiquement. Les premiers préhistoriens, tous des hommes, ont donc calqué cette vision du monde patriarcale sur leur objet d’étude : les femmes préhistoriques (bien souvent absentes des textes) n’auraient tenu qu’un rôle mineur dans l’évolution technique et culturelle de l’humanité. Les hommes préhistoriques quant à eux auraient tous été de violents guerriers, chasseurs, dominants et conquérants. La division genrée des tâches et le patriarcat seraient donc aussi anciens que l’humanité. Or, ce que Marylène Patou-Mathis tient à mettre en lumière, c’est que là où les préhistoriens ont vu des relations de domination des hommes sur les femmes, il y avait en fait des vides historiques.

« Il est probable que les rôles tenus par les deux sexes dans les premiers textes de cette nouvelle discipline aient plus à voir avec la réalité de l’époque qu’avec celle du temps des cavernes. »

Les vestiges de ces différentes époques parvenus jusqu’à nous sont à la fois extraordinaires et lacunaires. S’ils témoignent de la vie des hommes et femmes préhistoriques, ils ne nous disent que peu de choses sur leurs coutumes, leurs habitudes, les relations qu’ils et elles entretenaient les un·es avec les autres (notamment en ce qui concerne le Paléolithique). Pourtant, les préhistoriens ont interprété ce qu’ils voyaient avec un regard androcentré, transformant ce qui n’aurait dû être que des suppositions en des affirmations qui ont traversé les décennies. Ce n’est qu’à partir des années 1970, avec l’apparition de l’archéologie du genre4, que ces affirmations ont été remises en cause et étudiées pour ce qu’elles étaient réellement : des idées reçues. L’autrice nous rappelle par exemple que les peintures et gravures pariétales représentant des figures féminines ou des sexes féminins ont longtemps été interprétées comme étant des illustrations de l’idéal masculin (femme mère, femme désirée) réalisées uniquement par des hommes. Il n’était pas question d’imaginer que des femmes pouvaient être à l’origine de ces œuvres. De même, la détermination des genres des squelettes retrouvés lors des fouilles se faisaient en se basant sur la seule morphologie lorsqu’aucune autre preuve n’était présente5. Les objets disposés dans les sépultures donnant des indices sur le rôle social des défunts, l’on a pu alors, par défaut, affirmer qu’un squelette corpulent entouré d’outils ou d’armes était forcément celui d’un homme, et confirmer de ce fait les préjugés induits par les biais de pensées modernes et occidentaux.

L’autrice donne de nombreux autres exemples, tous documentés, montrant la faiblesse des analyses réalisées par un grand nombre de préhistoriens, et parfois même la mauvaise foi dont certains ont pu faire preuve. L’exemple le plus marquant étant celui du squelette exhumé (avec ses armes) dans les années 1880 sur le site archéologique de Birka en Suède. Considéré comme l’archétype du guerrier viking pendant plus d’un siècle, le squelette a finalement été identifié comme étant celui d’une femme dans les années 2010 suite aux analyses ADN. Le guerrier viking était en fait une guerrière, et très certainement même une cheffe de guerre6 ! Et pourtant « malgré ces nouvelles données indiscutables, certains archéologues masculins n’admettent pas cette interprétation et suggèrent que les proches de cette femme l’ont revêtue d’une tenue guerrière sans pour autant que cela reflète son statut réel dans la société » !

Ces idées préconçues qui polluent la pensée des préhistoriens prennent leurs racines dans une histoire séculaire de la misogynie religieuse et politique institutionnalisée. Marylène Patou-Mathis accorde une grande place dans son livre à cette histoire qui permet de comprendre le contexte dans lequel est née la préhistoire. C’est l’occasion pour elle de mettre à jour les propos aussi scandaleux que ridicules de nos plus « grands penseurs », ceux-là même qui sont encensés et mis à l’honneur dans nos programmes scolaires.

[L]a naissance [de la femme] a été provoquée sans le vouloir. Car la puissance active du sperme cherche toujours à produire quelque chose totalement semblable à lui-même, qui soit mâle. Ainsi donc si une femme en résulte, cela est dû à une faiblesse du sperme ou parce que la matière ne convient pas, ou à cause de l’action d’un facteur extérieur tel que le vent du sud qui rend l’atmosphère humide. » (Thomas d’Aquin, Summa Theologiae) ;

« Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce. Voilà les devoirs des femmes de tous les temps et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance. » (Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation)

« Ce qui rend les femmes particulièrement aptes à soigner, à élever notre première enfance, c’est qu’elles restent elles-mêmes puériles, futiles et bornées ; elles demeurent toute leur vie de grands enfants, une sorte d’intermédiaire entre l’enfant et l’homme. » (Arthur Schopenhauer, Essai sur les femmes)

Si le patriarcat excelle dans un art, c’est bien dans l’auto-affirmation des socles de sa pensée, en dehors de tout fondement scientifique. L’on pourrait être tenté·es de rire si les inepties citées ci-dessus n’avaient pas influencé des siècles de domination et de violences masculines.

Fort heureusement, Marylène Patou-Mathis nous rappelle que de tous temps des femmes se sont élevées pour donner tort à ceux qui affirmaient leur infériorité : la femme de lettres Hortensia qui, au Ier siècle avant notre ère s’est battue contre un impôt injuste7 ; la mathématicienne grecque Hypatie qui dirigea l’école platonicienne d’Alexandrie au IVe siècle8 ; l’autrice du XIIe siècle Hildegarde de Bingen ; la combattante de la première croisade Florine de Bourgogne ; Christine de Pisan, première femme de l’histoire à avoir vécu de sa plume ; la botaniste Jeanne Barret ; les révolutionnaires Etta Palm d’Aelders, Théroigne de Méricourt, Madame Roland, Olympe de Gouges ou encore les sœurs Fernig ; la scientifique Marie Curie ; et tant d’autres…

Les militantes des XXe et XXIe siècles sont leurs héritières directes et participent aujourd’hui pleinement à la reconnaissance de la place des femmes dans l’histoire de la culture, des techniques et des idées qui ont marqué l’évolution de l’espèce humaine.

Si la démarche de Marylène Patou-Mathis est féministe et militante, elle n’en est pas moins scientifique. Le mythe de la neutralité nécessaire des chercheurs et chercheuses est aussi dépassé qu’hypocrite. Où était la neutralité des préhistoriens qui affirmaient, sur la base de préjugés, l’infériorité originelle des femmes ? La chercheuse parvient, avec cet ouvrage, à affirmer une vérité essentielle : si l’on sait peu de choses sur la place des femmes dans les sociétés préhistoriques, il en est de même quant à la place des hommes dans ces mêmes sociétés. Rien dans les sciences préhistoriques ne justifie le patriarcat comme système naturel. Affirmer le contraire n’a rien de scientifique, il s’agit d’une posture idéologique qui n’a plus sa place dans la recherche scientifique du XXIe siècle.

1 Centre national de la recherche scientifique.

2 « Discipline scientifique qui vise à reconstituer l’histoire des relations naturelles et culturelles entre l’homme et l’animal. » (Source: Wikipédia)

3 À ce sujet, voir Rage against the machisme, Mathilde Larrère, éditions du Détour, 2020.

4 « Ces chercheuses dénoncent à la fois un état de fait – la rareté des femmes archéologues sur le terrain, encouragées à travailler en laboratoire –, un système de représentation – l’image virile de l’archéologue, “cow-boy” de la science – et l’orientation des recherches – portée prioritairement sur la division sexuée du travail où les activités supposées valorisantes (production d’outils et d’armes, chasse et guerre) sont attribuées aux hommes. », Marylène Patou-Mathis.

5 « Jusqu’à il y a une dizaine d’années, les méthodes utilisées par les anthropologues pour sexuer les fossiles humains étaient basées essentiellement sur la morphologie ou la robustesse du crâne et des os du squelette. […] Sachant que ces critères dépendent en grande partie des modes de vie, appliqués aux populations paléolithiques, ils tendent à surestimer le nombre d’hommes, les femmes robustes étant souvent classées parmi ceux-ci. », Marylène Patou-Mathis.

6 « […] comme semble l’indiquer le jeu qui devait servir à s’exercer aux tactiques et stratégies de combat. », Marylène Patou-Mathis.

7 « Pourquoi devrions-nous payer une taxe alors que nous n’avons pas notre place dans les honneurs, le commandement, la politique, que vous utilisez les uns contre les autres avec des résultats terribles ? » Hortensia citée dans Appien d’Alexandrie, Histoire romaine.

8 « Le cas d’Hypatie est exemplaire. Elle est assassinée en mars 415 par un groupe de moines chrétiens, qui, n’acceptant pas qu’une femme soit érudite, la démembrèrent et la brûlèrent. », Marylène Patou-Mathis.