La Moitié du ciel : enquête sur des femmes extraordinaires qui combattent l’oppression

« Les femmes portent la moitié du ciel. » Si ce proverbe chinois a intégré notre vocabulaire, c’est sûrement parce que son côté funeste rappelle le destin de milliers de femmes. Car oui, être une femme est parfois une condamnation à mort. Chaque année, des femmes se volatilisent, disparaissent à cause de discriminations et de violences sexuelles, qui peuvent être fatales. L’oppression fait système. Dans une majeure partie du monde, la santé, l’éducation et la vie des filles passe au second plan.

Un voyage à la rencontre de femmes (extra) ordinaires

Les femmes portent la moitié du ciel. Cette expression comporte une note d’espoir, le ciel étant la porte vers un univers de possibilités. Hier, des femmes se sont battues et aujourd’hui encore des femmes investissent les rues pour réclamer leur droit à la dignité ou tout simplement à la vie. C’est la tension entre sujétion et subversion que Sheryl WuDunn et Nicholas Kristof cherchent à décortiquer. Avec leur plume en guise de caméra, les auteurs·rices nous mènent à la rencontre des femmes invisibilisées, muselées et qui pourtant portent la moitié du ciel. On nous invite à sortir de notre zone de confort pour prendre conscience d’un ailleurs lointain, mais réel. On nous raconte les horreurs que subissent de nombreuses femmes sans tomber dans une littérature de la pitié.

Les témoignages recueillis montrent que loin d’être de simples victimes, les femmes réécrivent leur histoire (ou tout bonnement l’histoire !) pour mettre un point final à la grammaire patriarcale. Les femmes sont présentées comme les véritables actrices de leur libération. Ce livre nous pousse à nous indigner, mais surtout à nous inspirer de celles qui sauvent quotidiennement leur monde.

Au fil des chapitres, on rencontre des femmes phénoménales. Mukhtar Mai, villageoise vivant au sud du Pendjab s’est investie corps et âme dans l’éducation des filles de sa communauté. Derrière son foulard, se cache une révolutionnaire qui après avoir vécu le pire, un viol collectif, et qui après avoir songé au pire, le suicide, a su se relever. Elle a porté plainte, a eu la “chance” d’être entendue et le courage d’aller de l’avant. À l’autre bout du monde, à Somaliland, Edna Adan a ouvert une maternité à but non lucratif. Sa détermination à briser les codes lui a permis de cumuler les premières fois : première infirmière sage-femme qualifiée de son pays, première Somalienne à conduire, première dame de Somalie.

Ces deux femmes, l’une prolétaire et l’autre membre de l’élite, ont combattu et continuent de le faire. Elles mènent une lutte ardue contre le sexisme, le racisme, et les préjugés de classe. En explosant les étiquettes, elles montrent que les femmes du « Sud Global » ont bel et bien une conscience critique et sont à même de proposer des solutions concrètes à leur “petite” échelle. Des femmes comme elles, on en trouve plusieurs dans le livre et encore plus dans la vie réelle.

Une enquête qui alimente la réflexion

Best-seller international, prix Pulitzer, l’enquête a connu un succès renversant. Mais ce côté grand public peut laisser perplexe. Les reporters ont parfois (je dis bien parfois) tendance à lisser leurs propos et à traiter des sujets comme la microfinance de manière assez superficielle. Sur cette question, la position défendue est foncièrement néolibérale. Les journalistes parlent d’un “effet fille” ou de “solution du double X”, comme si la microfinance était la variable inconnue permettant de trouver la solution à un problème pourtant bien plus complexe. En misant aveuglément sur “l’émancipation” des femmes paupérisées par le marché, on peut finir par cautionner des pratiques perverses. Les taux d’intérêt sont trop souvent exorbitants et l’investissement inconditionnel demandé aux participantes ne fait qu’allonger les heures supplémentaires non payés.

Mais cette enquête de grande ampleur, menée par deux occidentaux qui on eu le courage et surtout la volonté de s’intéresser à un sujet « peu sexy » avant le mouvement MeToo, nous pousse à reconsidérer le rôle des journalistes. Pendant cinq ans, le couple a sillonné les taudis, les zones rurales d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie pour sensibiliser le grand public sur l’esclavage sexuel subi par des adolescentes, le viol punitif et les crimes “d’honneur” (les guillemets s’imposent car l’honneur ne devrait pas inciter au meurtre !). Sheryl WuDunn et Nicholas Kristof ont su profiter de leur notoriété pour lever le voile sur les discriminations sexuelles dans différentes régions du monde, sans tomber dans le complexe du sauveur. Leur voyage a donné le jour à ce livre choc publié en 2008. Livre qui a le mérite de mutiler les tabous et d’aborder de manière frontale les sujets qui fâchent. Les propos sont crus, il n’est pas du tout question de maquiller l’oppression.

La Moitié du ciel nous mène vers de nouveaux horizons. La puissance utopique du féminisme est présentée dans toute sa splendeur. Sheryl WuDunn et Nicholas Kristof prônent la mise en place d’une sororité transnationale et mieux encore iels nous montrent comment renforcer celle qui existe déjà !

Sheryl WuDunn et Kristof Nicholas D., La moitié du ciel : enquête sur des femmes extraordinaires qui combattent l’oppression, éditions des Arènes, 2010.