Le Cœur synthétique, de Chloé Delaume : une fiction réjouissante

Adélaïde, 46 ans, se sépare. Ce n’est pas la première fois qu’elle quitte un amour devenu insipide. L’inédit c’est que cette fois, elle n’est pas éprise d’un nouvel amoureux. Elle quitte un mari et une habituelle sécurité émotionnelle : « C’est l’histoire d’une fleur bleue qu’on trempe dans l’acide. Adélaïde Berthel, c’est une femme comme une autre. Qui, à quarante-six ans, entend sonner le glas de ses rêves de jeune fille. »

Adélaïde se met alors en quête, en chasse, obsessionnellement et réalise vite que l’amour est devenu un marché dans lequel la féroce concurrence la range du côté des obsolètes : la démographie parisienne élève encore un peu les privilèges masculins. Plus nombreux, les hommes ont le luxe de choisir parmi les aspirantes à la vie de couple hétérosexuel, elles sont « 13 700 femmes célibataires de plus que les hommes ». Il faut donc faire des compromis, élaborer des stratégies, être maligne.

Adélaïde est maligne, comme dans son travail, où, là aussi, le marché, les capitaux, les intérêts lui imposent de serrer les dents, de composer avec la violence symbolique. Elle est attachée de presse dans une maison d’édition traditionnelle et puissante, elle place des écrivain·e·s dans les médias, leur assurant une couverture médiatique nécessaire et vitale pour la survie économique et la liberté de ton de la maison, tombée aux mains d’actionnaires voraces. Adélaïde est le rouage d’une machine qui broie malgré ses efforts pour prendre soin des créateur·ice·s : les prix littéraires, les couvertures, les émissions… La guerre est effroyable entre les éditeurs exclusivement masculins, les attaché·e·s de presse, les écrivain·e·s :

« Steven Lemarchand retournera à son quotidien d’informaticien, dans une petite structure. Il a manqué de peu le prix de Chlore pour sa scène de piscine. Steven n’écrira pas d’autre livre. Quand il se mettra au travail, quelque chose sera cassé. Il n’y prendra plus de plaisir, soupèsera chaque phrase, se sentira jugé. Steven n’écrira plus, et jusqu’à ce qu’il s’éteigne, il aura l’impression d’avoir raté sa vie. Adélaïde l’ignorera. Elle ne pensera plus à Steven, novembre le balaye. Bientôt elle aura d’autres profils à défendre. La rentrée de janvier est beaucoup moins cruelle. »

La reconnaissance littéraire comme la reconnaissance amoureuse est une bataille dont les soldat·e·s subissent les dommages, sans en avoir établi les règles. Lorsqu’Adélaïde imagine son amie écrivaine Clothilde comme un cheval, « à l’étroit dans son box » et « visualise l’hippodrome qui l’attend à chaque livre », elle pourrait se percevoir elle-même dans cette soirée, devant le beau et ténébreux Luc, qui s’accapare la musique, devancée par les œillades de la jeune blonde, dans sa course à l’étalon.

Et pourtant, Adélaïde est féministe, elle sait qu’elle devrait pouvoir se passer du couple, se suffire à elle-même, elle est consciente des diktats qui imposent un corps féminin en tous points conforme à celui que le discours social a exigé d’être désirable : « Adélaïde Berthel, son corps n’est plus le même, elle doit faire des régimes. En France, 7 femmes sur 10 et 1 homme sur 2 aimeraient perdre du poids. C’est une étude Inserm. Pourtant eux aussi ont du gras. Les injonctions ne sont pas les mêmes, et l’homme dodu demeure sûr de lui. » Mais son « épousite aigüe » résiste, la pousse dans des bras peu satisfaisants.

Déconstruire toutes les représentations de la vie réussie, vivre en couple dans le luxe d’un grand appartement parisien, demande du temps, demande de construire à côté, de sortir du cadre hétéronormatif capitaliste. C’est entourée d’une chatte, Perdition, et de ses amies, ses sœurs sorcières, dans la sororité, qu’Adélaïde ré-équilibre l’amour dans sa vie. Prendre soin des unes et des autres, faire confiance aux déesses, s’aimer soi, devient l’histoire d’Adélaïde :

« Une communauté de filles, parce qu’il faut être lucide et toutes s’y préparer. Il y a plus de femmes que d’hommes et ils meurent en premier. À défaut d’être lesbienne, il faut être inventive. Qu’Aphrodite soit partie ou qu’elle préfère rester. Certains peuvent être en couple, mais rongés de solitude. Il n’y a que l’amitié et la sororité qui préservent de l’abîme. Mode de vie adapté, en cercle se regrouper, s’organiser pour rire et ne pas crever toute seule. »

Chloé Delaume livre une fiction réjouissante, à l’écriture ciselée, dans laquelle les personnages appliquent la sororité appelée de ses vœux l’année dernière dans À mes biens chères sœurs (critique ici). C’est un roman comme il nous en faut pour varier nos scénarios imaginaires, ouvrir d’autres champs des possibles. On y entend les voix féministes des années 2020 : des sœurcières qui relèvent la tête et s’élèvent les cœurs, avançant sans peur et fièrement, ensemble.


Chloé Delaume, Le Cœur Synthétique, Fiction & Cie, Seuil, 2020.