« Nous n’étions pas censées survivre » : quand la poésie permet de faire la révolution

« Je transporte des explosifs et on les appelle des mots ». D’entrée, le ton est donné. Le langage est une arme, les mots sont puissants et véhiculent des émotions, des idées, qui constituent des munitions dans la lutte féministe. Les mots, la poésie, sont ici un outil du militantisme, formulant ce qui n’a pas de nom (pour paraphraser Audre Lorde) et décrivant une certaine vision de la société et de la vie par des femmes américaines, majoritairement lesbiennes et racisées.

Le recueil s’ouvre par un essai de Jan Clausen, poétesse américaine qui tente d’expliquer la place – primordiale – que la poésie a joué dans le mouvement féministe aux États-Unis. Parmi les grandes figures féministes et activistes des années 1970 et 80 se trouvent en effet de nombreuses poétesses. Le fait qu’elles étaient majoritairement lesbiennes et racisées (non-blanches) trouvent également un écho particulier dans leur art et leur engagement féministe. Leur expérience de la vie n’est pas seulement basée sur leur condition de femme, mais aussi fortement déterminée par leur couleur de peau (leur expérience du racisme) et leur identité sexuelle. Jan Clausen retrace l’émergence de ce mouvement, ses questionnements, ses impératifs, ses contradictions. Dans un chapitre passionnant « Les présupposés qui nous habitent », elle déconstruit avec méthode les injonctions auxquelles les poétesses sont soumises (la poésie féministe est utile, accessible, elle parle de sujets spécifiques, elle est un processus collectif, etc.) pour tenter de les déconstruire ou au moins d’apporter une lecture critique de leurs impacts sur la production poétique. L’essai se termine par un magnifique appel politique à « prendre la poésie au sérieux », soulevant des questions centrales du féminisme, souvent refoulées, comme l’oppression de race et de classe liée à la question épineuse du pouvoir.

S’en suit alors une anthologie de poèmes écrits par 24 poétesses activistes états-uniennes, parmi lesquelles Audrey Lorde, Adrienne Rich, Kitty Tsui et Nellie Wong, pour ne citer qu’elles. Des poèmes percutants, incisifs et d’une modernité touchante. Des poèmes témoignant à la fois d’une colère sourde face à l’injustice et la violence de la société envers les femmes (parce que femme, lesbienne ou noire) et à la fois d’une force, d’une puissance et d’une capacité à défier tous les obstacles pour s’accomplir pleinement en tant que femme. Les poèmes oscillent entre drame et humour, abordant des thèmes comme l’identité, l’homosexualité, le racisme, le sexisme, maniant les mots avec une précision chirurgicale. Le lecteur en ressort troublé, percuté, bouleversé, mais surtout profondément inspiré.

Comment expliquer que le féminisme américain et la poésie aient été si intimement liés, en comparaison avec la France où la poésie a joué, au premier abord, un rôle marginal dans le féminisme (et vice-versa) ? Le livre offre quelques pistes de réflexion, en expliquant notamment la place importante que les romancières ont joué dans le mouvement de libération des femmes en France, au détriment des poétesses, la fiction étant vu comme une forme de littérature plus accessible que la poésie (ce qui était le contraire aux États-Unis, où la poésie était vue comme plus accessible). Mais le livre révèle surtout le besoin de redécouvrir l’histoire de la poésie féministe de langue française, encore trop ignorée. Un autre champ à se réapproprier, ou comme le dit si bien Susan Saxe dans son poème Hystery :

« Il y a tant et tant que nous devons connaître ;
Toute une hystoire à recréer,
depuis l’empreinte négative des mensonges,
depuis les os de dinosaures de la vérité. »